Chapitre Cinq - Des Etoiles Dans la Mer
Avant
— OÙ EST-ELLE ? rugit ma mère d’un air furieux.
J’essayai de ne pas reculer, mais elle me terrifiait.
— Je… Je sais pas ! Je le jure ! sanglotai-je.
Dans la pièce d’à côté, à travers la porte vitrée, je pouvais voir mon père faire les cent pas, le téléphone sans fil à la main. Il portait un pantalon de pyjama rayé et un tee-shirt gris, et il passait sans cesse la main dans ses cheveux poivre et sel. Il ne prêtait aucune attention à ma mère, qui m’avait maintenant attrapée par le bras et enfonçait ses ongles dans ma peau si profondément que je criai à travers mes larmes.
— Tu sais quelque chose, Olivia, j’en suis sûre ! Est-ce que tu te rends compte à quel point c’est grave ? Ça fait trois semaines qu’elle a disparu ! Et maintenant, tu me dis qu’elle est avec ce garçon, ce Whitfield ?! Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— Ah ! Tu me fais mal ! m’exclamai-je en essayant de libérer mon bras. Lâche-moi !
Je criai aussi fort que possible, avec l’espoir que mon père m’entende. Il leva les yeux brièvement, m’adressa un regard vitreux, et continua à arpenter la pièce.
La porte d’entrée s’ouvrit brutalement, et Oncle Mike entra. Je frissonnai de terreur. L’oncle Mike paraissait encore plus mal en point que nous tous. On avait l’impression qu’il avait perdu sa propre fille.
— Elle est au courant de quelque chose, Susan ?
Le coup de téléphone avait été passé un peu plus tôt ce soir-là. Gros coup de chance, j’étais en train de me diriger vers la salle de bains, et j’avais décroché en passant dans le couloir. Je n’avais même pas eu le temps de dire quoi que ce soit qu’une voix masculine avait dit vouloir parler à Olivia.
— C’est moi. Je veux dire, c’est Olivia.
Il y avait eu un bruit, du mouvement, le son d’une respiration, puis la voix de ma sœur avait résonné.
— Liv, c’est moi.
J’avais senti l’excitation courir dans mes veines. Le soulagement à l’idée d’entendre la voix d’Abby. Les bruits dans la cuisine m’indiquaient que Maman et Papa y étaient toujours.
— Abby, avais-je lâché d’un ton étranglé, toute à ma joie de l’entendre. Abby, tu reviens à la maison ? Maman et papa, ils… ils sont fous d’inquiétude.
— Tu leur as dit quelque chose ?
— Non ! Non, bien sûr que non.
— Bon, bon. C’est très bien, Livvy. Écoute, c’est important. Tu ne dois rien leur dire. Il s’est passé des choses, de mauvaises choses, et j’ai peur qu’ils ne comprennent pas. Que tu ne comprennes pas. Et je m’inquiète pour toi. Et Whit dit que j’ai raison de m’inquiéter pour toi.
Sa voix était bizarre. Traînante, fatiguée.
Puis j’avais entendu des pas en bas des escaliers.
— Tu me manques, avais-je dit rapidement tant que j’en avais encore la possibilité.
Ma voix s’était brisée sur le dernier mot.
— Toi aussi, tu me manques. Je t’ai laissé quelque chose dans ta chambre. Sous tes affaires de foot, dans le tiroir du bas. J’aimerais pouvoir t’expliquer. J’ai tant de choses à te dire, Livvy, mais tu es jeune, tu es trop jeune, je…
— C’est pas vrai, avais-je répondu.
La tête de mon père était apparue dans l’escalier. Je voulais lui dire que je ne pouvais plus parler, mais je ne voulais pas qu’elle raccroche.
Mon père m’avait regardée, et puis avait regardé le téléphone dans ma main, et je m’étais figée.
La voix d’Abby avait continué à résonner dans mon oreille alors qu’il s’approchait, mais je n’arrivais plus à me concentrer sur ses mots. Quelque chose à propos de Whit et d’Oncle Mike et… Je voulais raccrocher, mais je ne voulais pas arrêter de lui parler, et finalement, mon père était arrivé devant moi, et il m’avait pris le téléphone des mains.
Il n’avait probablement écouté que deux ou trois mots avant de plisser les yeux, incrédule, et de s’exclamer :
— Abby ? Abby ? C’est toi ? Abby ? Abby ? Abby !!
Elle avait raccroché.
Il m’avait regardée avec stupéfaction et j’avais senti mes yeux se remplir de larmes. Ma sœur me manquait, et j’avais peur. Peur de savoir quelque chose. Mais je ne savais rien. Rien du tout.
À présent, mes parents et Oncle Mike continuaient à me terroriser.
— Où est-elle ? s’exclama Oncle Mike.
On aurait dit un de mes cauchemars, le genre où tous les adultes de la pièce se mettaient subitement à me crier dessus.
— Je ne sais pas !
Tout ce que je voulais, c’était qu’on me réconforte, et qu’on me dise que ma sœur allait bien et qu’ils m’aimaient. Je voulais que ma mère me serre contre elle, pas qu’elle me fasse mal.
Je tirai sur mon bras pour le libérer, galvanisée par la panique, et une douleur aiguë me parcourut lorsque je me dégageai. J’agrippai mon bras avec mon autre main ; mes doigts se teintèrent de sang lorsque j’effleurai la blessure qu’elle m’avait faite avec ses ongles.
Sur le visage de ma mère, la colère se transforma aussitôt en horreur. Elle fit un pas vers moi, mais je reculai, trébuchant contre l’accoudoir du canapé avant de reculer précipitamment vers le mur, dans le coin, où je me laissai tomber au sol, les genoux serrés contre ma poitrine.
— Je suis désolée, Olivia, tu sais bien que je ne voulais pas te faire de mal. J’ai paniqué. Il faut que tu nous dises ce que tu sais.
Oncle Mike s’approcha immédiatement et s’accroupit, faisant courir sa grosse main le long de mon bras blessé.
J’eus un mouvement de recul.
— Ta mère ne voulait pas te blesser, mais il faut absolument que tu nous dises où est ta sœur, c’est extrêmement important.
— Whit…
Je murmurai le nom à nouveau, la voix rauque à force d’avoir pleuré.
— Je vous l’ai déjà dit. Elle a parlé de quelqu’un qui s’appelle Whit. C’est tout ce que je sais !
Abby m’avait demandé de ne rien dire. Il fallait que je garde une partie de son secret. Il se passait quelque chose ici que je ne comprenais pas.
Oncle Mike releva la tête vers ma mère.
— Whitfield Cavanaugh, je crois, répondit-elle. Le fils du sénateur Cavanaugh. Ils se sont connus au country club.
J’essayai de toutes mes forces de me souvenir à quoi il ressemblait, mais sans résultat. Ils se ressemblaient tous, avec leurs pantalons en toile marron, leurs cravates à rayures et leurs blazers. De toute façon, je ne connaissais que des enfants de mon âge.
— Bon Dieu, grinça Mike.
Pendant un instant, une expression étrange traversa son visage. On aurait dit de la peur. Je clignai des yeux, et elle avait disparu.
Il se leva.
— On avait bien besoin de ça. C’est un bon à rien. Et son père a tout le monde dans sa poche.
Ma mère pinça les lèvres en me regardant, puis dit à Mike :
— Andrew est en train d’appeler le sénateur Cavanaugh en ce moment. Enfin, il essaie de le joindre. Il est sur liste rouge. Je crois qu’il essaie d’obtenir son numéro en passant par le club.
— Il n’y arrivera jamais. Laisse-moi faire, je peux utiliser mon statut.
Mike se dirigea vers la pièce où se trouvait mon père. Ma mère le suivit.
Avec un signe de tête, il prit le téléphone que mon père lui tendait.
— Ici Michael Williams. Je suis consultant pour la police d’Atlanta.
Ah bon ?
— Oui. Exactement. Écoutez, on a une urgence et j’ai besoin d’un numéro de téléphone. Une jeune fille a disparu, et on pense que le fils du sénateur Cavanaugh est peut-être… aussi en danger.
Il marqua une pause, concentré sur la conversation. Puis il hocha la tête et claqua des doigts en direction de mon père pour réclamer un stylo.
— Oui…? Très bien. Merci infiniment.
Sans prêter attention à ma respiration tremblante et irrégulière, je continuai à écouter leur conversation. Mon bras me faisait mal. Abby était-elle en danger ? Elle avait paru calme et sûre d’elle, tellement adulte. Je n’arrivais pas à croire qu’elle puisse avoir des problèmes.
Tout ça s’annonçait mal. Très mal. Ils avaient tous l’air de devenir fous, et ils me terrifiaient. Je n’aurais pas dû leur parler de Whit, ou bien peut-être que j’aurais dû leur en parler plus tôt. J’allais décevoir Abby. Mais si jamais ils étaient vraiment en danger et qu’ils avaient besoin d’aide ?
Après une vingtaine de minutes, Oncle Mike se précipita à l’extérieur de la maison. Je l’entendis parler à voix basse sous la fenêtre la plus proche de moi, puis il démarra sa voiture et s’éloigna à toute allure.
Je restai là, assise dans le coin, les membres engourdis, les yeux fixés sur l’horloge au mur jusqu’à ce que les aiguilles indiquent minuit. J’avais douze ans. Joyeux anniversaire, Olivia. Puis je me levai en silence et je passai à côté de mes parents, assis dans la cuisine, sans qu’ils ne me remarquent. Une fois dans ma chambre, je fermai la porte doucement, puis, utilisant la ceinture de ma robe de chambre, je l’enroulai autour de la poignée et la nouai fermement au crochet qui servait à suspendre mon sac de cours, juste à côté de la porte.
Puis j’ouvris le tiroir du bas de ma commode, et je fouillai parmi les habits jusqu’à sentir du plastique, enveloppé autour de quelque chose de dur. C’était un sac à glissière qui contenait une petite boîte en bois et une enveloppe scotchée sur le couvercle. L’enveloppe m’était adressée.
Aucun son ne provenait d’en bas, et je me dépêchai de ramener le paquet jusqu’à mon lit. Je vidai le contenu du sac et soupesai la boîte en bois, fermée par un petit cadenas.
Après avoir ouvert l’enveloppe, j’en sortis une lettre pliée en deux.
Des bruits de pas résonnèrent soudain dans les escaliers, et je me dépêchai de tout remettre dans le sac. Je le glissai sous mon lit et éteignis la lumière au moment où on frappa à ma porte.
Je restai allongée dans le noir.
— Olivia ? appela doucement ma mère, le regret perceptible dans sa voix.
Je fermai les yeux en entendant la poignée tourner, suivie par le petit bruit mou qui signifiait que la porte avait atteint sa limite d’ouverture, bloquée par la ceinture de la robe de chambre. Je savais qu’il ne faudrait pas y mettre beaucoup de force pour qu’elle s’ouvre. Après quelques instants, ma mère poussa un profond soupir et referma la porte, et je fus à nouveau plongée dans le noir.
Le lendemain, quand je me réveillai, Abby était morte.
Au fur et à mesure que les détails nous parvenaient, le jour suivant, je fus certaine de trois choses : je ne fêterais plus jamais mon anniversaire, je ne ferais plus jamais confiance à mes parents, et le nom Whitfield Cavanaugh, qui avait enlevé et tué ma sœur, serait le nom le plus haï de l’histoire de la famille Baines. Sur ce dernier point, mes parents et moi serions toujours d’accord.
***
LORSQUE JE ME réveillai le lendemain matin, il n’y avait toujours aucun signe de Tommy. Tom, je décidai. Un nom à une seule syllabe, ça lui allait beaucoup mieux. Un nom court, fort, c’était tout ce dont il avait besoin. Sa voiturette de golf était toujours garée entre un palmier et un jeune chêne, là où il l’avait laissée le jour où j’étais arrivée.
Je me sentais toujours épuisée suite à la panique de la veille et ma vision d’Abby. Nerveuse, j’avalai mes médicaments quotidiens avant de répandre les pilules sur la table en bois pour les compter. J’en avais pour vingt jours. Quarante si j’arrivais me rationner à un jour sur deux. J’espérais que ma présence ici suffirait au moins à apaiser mes crises de panique. Pour le reste, j’étais moins sûre.
Il y avait deux sacs remplis de vêtements au fond d’un placard dans le couloir. J’avais peur que les seules choses qui ne m’aillent aient appartenu à Abby, mais je ne pouvais pas laisser l’idée me déranger. La plupart des habits étaient trop petits, mais certains m’allaient. Je sortis un ancien jean à Abby et un chemisier à motif floral qui venait certainement de ma grand-mère, puis je pris tous les autres vêtements qui avaient l’air mettables et les fourrai dans la machine à laver pour les débarrasser de leur odeur de poussière. Pour l’instant, moi aussi, je sentais comme quelqu’un qui aurait passé six ans dans un placard, mais ça attendrait jusqu’à la prochaine machine. Peut-être que je pourrais aller au club de golf quand j’aurais trouvé des habits décents à mettre.
Je sortis quelques objets de mon sac, y compris la boîte en bois d’Abby, que je posai avec précaution sur la coiffeuse, à côté de la brosse en argent ternie de ma grand-mère. En fouillant dans mon sac, je retombai sur la carte que Pete m’avait donnée. Est-ce qu’il fallait que je l’appelle pour savoir s’il avait des nouvelles de Tom ? Et qu’est-ce que je lui dirais ? Tommy a disparu ? Je ne savais même pas s’il avait vraiment disparu. Il avait peut-être une petite copine chez qui il était resté dormir. J’essayai d’imaginer à quoi elle aurait pu ressembler – sans succès.
De toute façon, il était adulte, et il était capable de prendre soin de lui-même.
Dans le couloir, j’attrapai le téléphone mural, qui avait toujours été là, d’aussi loin que je m’en souvienne, et je portai le combiné à mon oreille, m’attendant à ce que la ligne soit morte. À ma grande surprise, il y avait une tonalité. Le téléphone fonctionnait. Je le remis sur son support et je m’adossai au mur en lâchant un profond soupir.
Premier jour de ma nouvelle vie en sécurité, et je m’ennuyais déjà comme un rat mort. Je n’avais même pas de musique à écouter. Je finis par me dire qu’il faudrait aussi que je fasse le tri dans les affaires de ma grand-mère. À ma connaissance, ça n’avait jamais été fait depuis sa mort.
Puis, sans prêter attention à la culpabilité qui me criait que c’était très mal de fouiner, je me dirigeai vers la chambre aux lits doubles, celle de Tom, et j’ouvris la porte, qui grinça très légèrement.
Je fis une pause pour m’assurer qu’il n’y avait toujours absolument aucun bruit, au cas où il reviendrait, et je tournai mon attention vers le bureau contre le mur. Pas d’ordinateur portable. Zut. Mais il était forcément quelque part. Il n’était pas parti avec. Et toutes ses piles de papiers étaient encore là. Pratiquement sûre d’être capable de détecter le son de ses pas s’il revenait, je me glissai à l’intérieur.
— OÙ EST-ELLE ? rugit ma mère d’un air furieux.
J’essayai de ne pas reculer, mais elle me terrifiait.
— Je… Je sais pas ! Je le jure ! sanglotai-je.
Dans la pièce d’à côté, à travers la porte vitrée, je pouvais voir mon père faire les cent pas, le téléphone sans fil à la main. Il portait un pantalon de pyjama rayé et un tee-shirt gris, et il passait sans cesse la main dans ses cheveux poivre et sel. Il ne prêtait aucune attention à ma mère, qui m’avait maintenant attrapée par le bras et enfonçait ses ongles dans ma peau si profondément que je criai à travers mes larmes.
— Tu sais quelque chose, Olivia, j’en suis sûre ! Est-ce que tu te rends compte à quel point c’est grave ? Ça fait trois semaines qu’elle a disparu ! Et maintenant, tu me dis qu’elle est avec ce garçon, ce Whitfield ?! Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— Ah ! Tu me fais mal ! m’exclamai-je en essayant de libérer mon bras. Lâche-moi !
Je criai aussi fort que possible, avec l’espoir que mon père m’entende. Il leva les yeux brièvement, m’adressa un regard vitreux, et continua à arpenter la pièce.
La porte d’entrée s’ouvrit brutalement, et Oncle Mike entra. Je frissonnai de terreur. L’oncle Mike paraissait encore plus mal en point que nous tous. On avait l’impression qu’il avait perdu sa propre fille.
— Elle est au courant de quelque chose, Susan ?
Le coup de téléphone avait été passé un peu plus tôt ce soir-là. Gros coup de chance, j’étais en train de me diriger vers la salle de bains, et j’avais décroché en passant dans le couloir. Je n’avais même pas eu le temps de dire quoi que ce soit qu’une voix masculine avait dit vouloir parler à Olivia.
— C’est moi. Je veux dire, c’est Olivia.
Il y avait eu un bruit, du mouvement, le son d’une respiration, puis la voix de ma sœur avait résonné.
— Liv, c’est moi.
J’avais senti l’excitation courir dans mes veines. Le soulagement à l’idée d’entendre la voix d’Abby. Les bruits dans la cuisine m’indiquaient que Maman et Papa y étaient toujours.
— Abby, avais-je lâché d’un ton étranglé, toute à ma joie de l’entendre. Abby, tu reviens à la maison ? Maman et papa, ils… ils sont fous d’inquiétude.
— Tu leur as dit quelque chose ?
— Non ! Non, bien sûr que non.
— Bon, bon. C’est très bien, Livvy. Écoute, c’est important. Tu ne dois rien leur dire. Il s’est passé des choses, de mauvaises choses, et j’ai peur qu’ils ne comprennent pas. Que tu ne comprennes pas. Et je m’inquiète pour toi. Et Whit dit que j’ai raison de m’inquiéter pour toi.
Sa voix était bizarre. Traînante, fatiguée.
Puis j’avais entendu des pas en bas des escaliers.
— Tu me manques, avais-je dit rapidement tant que j’en avais encore la possibilité.
Ma voix s’était brisée sur le dernier mot.
— Toi aussi, tu me manques. Je t’ai laissé quelque chose dans ta chambre. Sous tes affaires de foot, dans le tiroir du bas. J’aimerais pouvoir t’expliquer. J’ai tant de choses à te dire, Livvy, mais tu es jeune, tu es trop jeune, je…
— C’est pas vrai, avais-je répondu.
La tête de mon père était apparue dans l’escalier. Je voulais lui dire que je ne pouvais plus parler, mais je ne voulais pas qu’elle raccroche.
Mon père m’avait regardée, et puis avait regardé le téléphone dans ma main, et je m’étais figée.
La voix d’Abby avait continué à résonner dans mon oreille alors qu’il s’approchait, mais je n’arrivais plus à me concentrer sur ses mots. Quelque chose à propos de Whit et d’Oncle Mike et… Je voulais raccrocher, mais je ne voulais pas arrêter de lui parler, et finalement, mon père était arrivé devant moi, et il m’avait pris le téléphone des mains.
Il n’avait probablement écouté que deux ou trois mots avant de plisser les yeux, incrédule, et de s’exclamer :
— Abby ? Abby ? C’est toi ? Abby ? Abby ? Abby !!
Elle avait raccroché.
Il m’avait regardée avec stupéfaction et j’avais senti mes yeux se remplir de larmes. Ma sœur me manquait, et j’avais peur. Peur de savoir quelque chose. Mais je ne savais rien. Rien du tout.
À présent, mes parents et Oncle Mike continuaient à me terroriser.
— Où est-elle ? s’exclama Oncle Mike.
On aurait dit un de mes cauchemars, le genre où tous les adultes de la pièce se mettaient subitement à me crier dessus.
— Je ne sais pas !
Tout ce que je voulais, c’était qu’on me réconforte, et qu’on me dise que ma sœur allait bien et qu’ils m’aimaient. Je voulais que ma mère me serre contre elle, pas qu’elle me fasse mal.
Je tirai sur mon bras pour le libérer, galvanisée par la panique, et une douleur aiguë me parcourut lorsque je me dégageai. J’agrippai mon bras avec mon autre main ; mes doigts se teintèrent de sang lorsque j’effleurai la blessure qu’elle m’avait faite avec ses ongles.
Sur le visage de ma mère, la colère se transforma aussitôt en horreur. Elle fit un pas vers moi, mais je reculai, trébuchant contre l’accoudoir du canapé avant de reculer précipitamment vers le mur, dans le coin, où je me laissai tomber au sol, les genoux serrés contre ma poitrine.
— Je suis désolée, Olivia, tu sais bien que je ne voulais pas te faire de mal. J’ai paniqué. Il faut que tu nous dises ce que tu sais.
Oncle Mike s’approcha immédiatement et s’accroupit, faisant courir sa grosse main le long de mon bras blessé.
J’eus un mouvement de recul.
— Ta mère ne voulait pas te blesser, mais il faut absolument que tu nous dises où est ta sœur, c’est extrêmement important.
— Whit…
Je murmurai le nom à nouveau, la voix rauque à force d’avoir pleuré.
— Je vous l’ai déjà dit. Elle a parlé de quelqu’un qui s’appelle Whit. C’est tout ce que je sais !
Abby m’avait demandé de ne rien dire. Il fallait que je garde une partie de son secret. Il se passait quelque chose ici que je ne comprenais pas.
Oncle Mike releva la tête vers ma mère.
— Whitfield Cavanaugh, je crois, répondit-elle. Le fils du sénateur Cavanaugh. Ils se sont connus au country club.
J’essayai de toutes mes forces de me souvenir à quoi il ressemblait, mais sans résultat. Ils se ressemblaient tous, avec leurs pantalons en toile marron, leurs cravates à rayures et leurs blazers. De toute façon, je ne connaissais que des enfants de mon âge.
— Bon Dieu, grinça Mike.
Pendant un instant, une expression étrange traversa son visage. On aurait dit de la peur. Je clignai des yeux, et elle avait disparu.
Il se leva.
— On avait bien besoin de ça. C’est un bon à rien. Et son père a tout le monde dans sa poche.
Ma mère pinça les lèvres en me regardant, puis dit à Mike :
— Andrew est en train d’appeler le sénateur Cavanaugh en ce moment. Enfin, il essaie de le joindre. Il est sur liste rouge. Je crois qu’il essaie d’obtenir son numéro en passant par le club.
— Il n’y arrivera jamais. Laisse-moi faire, je peux utiliser mon statut.
Mike se dirigea vers la pièce où se trouvait mon père. Ma mère le suivit.
Avec un signe de tête, il prit le téléphone que mon père lui tendait.
— Ici Michael Williams. Je suis consultant pour la police d’Atlanta.
Ah bon ?
— Oui. Exactement. Écoutez, on a une urgence et j’ai besoin d’un numéro de téléphone. Une jeune fille a disparu, et on pense que le fils du sénateur Cavanaugh est peut-être… aussi en danger.
Il marqua une pause, concentré sur la conversation. Puis il hocha la tête et claqua des doigts en direction de mon père pour réclamer un stylo.
— Oui…? Très bien. Merci infiniment.
Sans prêter attention à ma respiration tremblante et irrégulière, je continuai à écouter leur conversation. Mon bras me faisait mal. Abby était-elle en danger ? Elle avait paru calme et sûre d’elle, tellement adulte. Je n’arrivais pas à croire qu’elle puisse avoir des problèmes.
Tout ça s’annonçait mal. Très mal. Ils avaient tous l’air de devenir fous, et ils me terrifiaient. Je n’aurais pas dû leur parler de Whit, ou bien peut-être que j’aurais dû leur en parler plus tôt. J’allais décevoir Abby. Mais si jamais ils étaient vraiment en danger et qu’ils avaient besoin d’aide ?
Après une vingtaine de minutes, Oncle Mike se précipita à l’extérieur de la maison. Je l’entendis parler à voix basse sous la fenêtre la plus proche de moi, puis il démarra sa voiture et s’éloigna à toute allure.
Je restai là, assise dans le coin, les membres engourdis, les yeux fixés sur l’horloge au mur jusqu’à ce que les aiguilles indiquent minuit. J’avais douze ans. Joyeux anniversaire, Olivia. Puis je me levai en silence et je passai à côté de mes parents, assis dans la cuisine, sans qu’ils ne me remarquent. Une fois dans ma chambre, je fermai la porte doucement, puis, utilisant la ceinture de ma robe de chambre, je l’enroulai autour de la poignée et la nouai fermement au crochet qui servait à suspendre mon sac de cours, juste à côté de la porte.
Puis j’ouvris le tiroir du bas de ma commode, et je fouillai parmi les habits jusqu’à sentir du plastique, enveloppé autour de quelque chose de dur. C’était un sac à glissière qui contenait une petite boîte en bois et une enveloppe scotchée sur le couvercle. L’enveloppe m’était adressée.
Aucun son ne provenait d’en bas, et je me dépêchai de ramener le paquet jusqu’à mon lit. Je vidai le contenu du sac et soupesai la boîte en bois, fermée par un petit cadenas.
Après avoir ouvert l’enveloppe, j’en sortis une lettre pliée en deux.
Des bruits de pas résonnèrent soudain dans les escaliers, et je me dépêchai de tout remettre dans le sac. Je le glissai sous mon lit et éteignis la lumière au moment où on frappa à ma porte.
Je restai allongée dans le noir.
— Olivia ? appela doucement ma mère, le regret perceptible dans sa voix.
Je fermai les yeux en entendant la poignée tourner, suivie par le petit bruit mou qui signifiait que la porte avait atteint sa limite d’ouverture, bloquée par la ceinture de la robe de chambre. Je savais qu’il ne faudrait pas y mettre beaucoup de force pour qu’elle s’ouvre. Après quelques instants, ma mère poussa un profond soupir et referma la porte, et je fus à nouveau plongée dans le noir.
Le lendemain, quand je me réveillai, Abby était morte.
Au fur et à mesure que les détails nous parvenaient, le jour suivant, je fus certaine de trois choses : je ne fêterais plus jamais mon anniversaire, je ne ferais plus jamais confiance à mes parents, et le nom Whitfield Cavanaugh, qui avait enlevé et tué ma sœur, serait le nom le plus haï de l’histoire de la famille Baines. Sur ce dernier point, mes parents et moi serions toujours d’accord.
***
LORSQUE JE ME réveillai le lendemain matin, il n’y avait toujours aucun signe de Tommy. Tom, je décidai. Un nom à une seule syllabe, ça lui allait beaucoup mieux. Un nom court, fort, c’était tout ce dont il avait besoin. Sa voiturette de golf était toujours garée entre un palmier et un jeune chêne, là où il l’avait laissée le jour où j’étais arrivée.
Je me sentais toujours épuisée suite à la panique de la veille et ma vision d’Abby. Nerveuse, j’avalai mes médicaments quotidiens avant de répandre les pilules sur la table en bois pour les compter. J’en avais pour vingt jours. Quarante si j’arrivais me rationner à un jour sur deux. J’espérais que ma présence ici suffirait au moins à apaiser mes crises de panique. Pour le reste, j’étais moins sûre.
Il y avait deux sacs remplis de vêtements au fond d’un placard dans le couloir. J’avais peur que les seules choses qui ne m’aillent aient appartenu à Abby, mais je ne pouvais pas laisser l’idée me déranger. La plupart des habits étaient trop petits, mais certains m’allaient. Je sortis un ancien jean à Abby et un chemisier à motif floral qui venait certainement de ma grand-mère, puis je pris tous les autres vêtements qui avaient l’air mettables et les fourrai dans la machine à laver pour les débarrasser de leur odeur de poussière. Pour l’instant, moi aussi, je sentais comme quelqu’un qui aurait passé six ans dans un placard, mais ça attendrait jusqu’à la prochaine machine. Peut-être que je pourrais aller au club de golf quand j’aurais trouvé des habits décents à mettre.
Je sortis quelques objets de mon sac, y compris la boîte en bois d’Abby, que je posai avec précaution sur la coiffeuse, à côté de la brosse en argent ternie de ma grand-mère. En fouillant dans mon sac, je retombai sur la carte que Pete m’avait donnée. Est-ce qu’il fallait que je l’appelle pour savoir s’il avait des nouvelles de Tom ? Et qu’est-ce que je lui dirais ? Tommy a disparu ? Je ne savais même pas s’il avait vraiment disparu. Il avait peut-être une petite copine chez qui il était resté dormir. J’essayai d’imaginer à quoi elle aurait pu ressembler – sans succès.
De toute façon, il était adulte, et il était capable de prendre soin de lui-même.
Dans le couloir, j’attrapai le téléphone mural, qui avait toujours été là, d’aussi loin que je m’en souvienne, et je portai le combiné à mon oreille, m’attendant à ce que la ligne soit morte. À ma grande surprise, il y avait une tonalité. Le téléphone fonctionnait. Je le remis sur son support et je m’adossai au mur en lâchant un profond soupir.
Premier jour de ma nouvelle vie en sécurité, et je m’ennuyais déjà comme un rat mort. Je n’avais même pas de musique à écouter. Je finis par me dire qu’il faudrait aussi que je fasse le tri dans les affaires de ma grand-mère. À ma connaissance, ça n’avait jamais été fait depuis sa mort.
Puis, sans prêter attention à la culpabilité qui me criait que c’était très mal de fouiner, je me dirigeai vers la chambre aux lits doubles, celle de Tom, et j’ouvris la porte, qui grinça très légèrement.
Je fis une pause pour m’assurer qu’il n’y avait toujours absolument aucun bruit, au cas où il reviendrait, et je tournai mon attention vers le bureau contre le mur. Pas d’ordinateur portable. Zut. Mais il était forcément quelque part. Il n’était pas parti avec. Et toutes ses piles de papiers étaient encore là. Pratiquement sûre d’être capable de détecter le son de ses pas s’il revenait, je me glissai à l’intérieur.