Chapitre Quatre - Des Etoiles Dans la Mer
JE PASSAI LE coin de mur avant de m’arrêter à côté de la grosse table, les yeux fixés sur son dos large alors qu’il s’affairait devant le plan de travail. Je pouvais voir ses muscles rouler sous le tissu de son pull gris sombre ; ses cheveux bruns bouclaient au niveau de son col.
Je ne savais pas trop quoi dire, ou comment diriger la conversation vers Abby ou la maison, alors je restai silencieuse et continuai à étudier sa silhouette. De ce que je pouvais en voir, il avait l’air musclé. Fort. Athlétique. Quel âge pouvait-il bien avoir ?
— C’est bientôt l’heure de manger, je suis en train de faire des sandwichs. T’en veux un ?
Il posa la question sans même se tourner vers moi ; il devait m’avoir entendue arriver.
Mon estomac laissa échapper un grondement sourd. Je toussai, embarrassée.
— Euh, oui. Je veux bien.
Je n’aurais pas dû accepter un repas de la part de quelqu’un que j’étais sur le point de virer de chez moi, mais ça aurait été stupide de dire non. Surtout que je n’avais pas ramené de nourriture avec moi. J’avais aussi dormi dans un lit avec des draps et pris une douche chaude, ce que je n’aurais pas pu faire si j’étais arrivée dans une maison vide.
— Merci, ajoutai-je avant de tirer une chaise pour m’asseoir.
Il se tourna vers moi, deux assiettes à la main (de toute évidence, il avait déjà anticipé ma réponse), et en posa une devant moi. Je levai les yeux vers lui. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise idée de le faire rester. D’avoir un gardien. Pour la maison, bien sûr, pas pour moi. Peut-être que c’était compris dans le contrat de propriété de ma grand-mère, et que ce n’était pas à moi de gérer ça. Il pourrait peut-être faire comme si je n’étais pas vraiment là. Continuer sa vie normalement.
Avec ce nouveau point de vue sur la situation, je me sentis brusquement embarrassée de mon impolitesse envers lui depuis le début. D’autant que la première chose qu’il avait faite avait été de m’aider sur le port pendant que je luttais contre une crise de panique.
Il hocha la tête et se détourna pour attraper deux verres d’eau, puis s’assit en face de moi, sur l’une des vieilles chaises en bois de ma grand-mère. L’image me parut amusante, pendant un instant, et je m’obligeai à creuser mes joues pour m’empêcher de sourire.
Il tapota le bois usé d’un de ses longs doigts.
— Alors…
— À propos de… dis-je au même moment.
Je relâchai ma respiration et pris une bouchée de mon sandwich pour le laisser parler. J’avais trop faim, de toute façon.
J’enfonçai mes dents dans le pain aux céréales avant de grogner de bonheur.
— Encore merci.
— Je te trouve bien polie, d’un coup. Où est passée la vipère qui est arrivée sur l’île hier ?
J’avalai ma bouchée avant de répondre :
— J’étais fatiguée, et comme tu as pu le remarquer, je venais juste de faire une crise de panique. Désolée.
— Ça t’arrive souvent ? demanda-t-il d’un ton nonchalant mais non dépourvu de curiosité.
C’était le meilleur sandwich du monde.
— C’est quoi, comme fromage ?
— Du Manchego. Un fromage espagnol.
— Manchego. C’est super bon.
Il haussa les sourcils – probablement conscient de mes tentatives pour changer de sujet.
— Et toi, alors ? ajoutai-je. Tu ne dis pas grand-chose.
— Toi non plus, on ne peut pas dire que tu aies la langue bien pendue.
La langue bien pendue ? Qui disait encore ça, de nos jours ?
Puis une pensée plus préoccupante me vint. Et s’il était locataire et qu’il payait un loyer à mes parents ? Oh mon Dieu, pourquoi je n’avais pas pensé à ça ?
— À propos de… du fait que tu sois là…
Je fis une pause, attendant qu’il me donne de lui-même des explications. Il savait qui j’étais ; il était temps qu’il me dise ce qu’il faisait là.
Il s’éclaircit la gorge mais ne dit rien.
— Bon, continuai-je, Tommy…
Le nom ne sonnait pas mieux dans ma bouche à moi. J’avais l’impression de m’adresser à un chat ou à un chien. C’était vraiment moche.
Je décidai de changer de tactique pour lui faire cracher le morceau.
— Merci d’être le gardien de la maison.
Il fronça les sourcils, mais ne me contredit pas. Tant mieux.
Je lâchai une profonde expiration.
— Je suis très heureuse que tu sois là. Évidemment, comme je débarque sans prévenir, ça aurait été embêtant d’arriver dans une maison vide sans eau ni électricité…
— Pourquoi tu débarques sans prévenir, d’ailleurs ? Où sont tes parents ? Tu n’as pas école ?
Je lui jetai un regard furieux. C’était dur de se montrer polie avec lui, en fait. Sa désapprobation évidente et le ton de ses questions me mettaient en rogne.
— Première question : pas tes oignons, deuxième question : pas tes oignons, et euh, troisième question… Ah, oui : c’est pas tes oignons.
— Très mature, dit-il en finissant sa dernière bouchée de sandwich. Je peux t’en donner, moi, des réponses.
Il leva un doigt.
— Fugue.
Un deuxième doigt.
— À la maison, morts d’inquiétude.
Un troisième doigt.
— Tu as école. Et tu devrais y être. J’ai bon ? Au fait, tu sais que c’est interdit de sécher les cours ?
Non mais, il était sérieux ?
— Tu te prends pour un boy-scout ou quoi ? demandai-je d’un ton sarcastique, en regardant ses trois doigts toujours levés.
— Est-ce qu’il faut que je passe un coup de téléphone ?
— Quoi ? Non ! m’exclamai-je avec l’impression qu’un poids venait de me tomber sur l’estomac. Non !
Merde. Et dire que je me disais que j’aurais le dessus, puisque j’étais chez moi.
— Je t’en prie, dis-je en réalisant que j’avais vraiment besoin qu’il soit de mon côté, et en grimaçant mentalement devant mon intonation désespérée. Par pitié, ne dis à personne que je suis ici.
Il se renfonça dans son siège en m’observant, un bras posé sur la chaise vide à côté de lui, et plissa les yeux. Il y avait une pierre précieuse de cette couleur. Comment on appelait ça, déjà ?
En panique, j’essayai de trouver une raison d’expliquer ce que je faisais ici. J’aurais bien aimé pouvoir déchiffrer un peu mieux son expression, cachée par sa barbe.
— D’accord, finit-il par dire en hochant la tête avec raideur.
— D’accord ?
— Oui, d’accord.
— Et toi, pourquoi tu te caches ? demandai-je brusquement, sans trop savoir d’où m’était venue la question.
Je faillis rater l’expression choquée qui traversa son regard ; puis il haussa les épaules nonchalamment.
— Je ne te pose pas de questions, tu ne me poses pas de questions.
— OK, acceptai-je aussitôt, extrêmement soulagée malgré l’étrangeté de notre situation.
Bon, bon, bon. C’était une énigme assez intéressante. Pourquoi est-ce qu’un type qui, de ce que je pouvais en voir, était intelligent et éduqué, voudrait d’un boulot aussi solitaire que celui de gardien d’un cottage isolé au milieu de nulle part ?
Le silence qui accompagna nos réflexions était extrêmement embarrassant.
Finalement, il poussa un soupir.
— T’es mieux sans tous ces trucs noirs sur ton visage.
De toute évidence, il faisait référence à l’eyeliner et au rouge à lèvres que j’avais pris l’habitude de mettre. Ça allait avec mes ongles, avec mes vêtements habituels, et avec mon humeur. Et surtout, ça me cachait. Les gens me fuyaient du regard quand je m’habillais comme ça ; c’était pour ça que j’avais continué. Ça rendait les choses plus simples pour moi. Et ensuite, je n’avais plus qu’à bloquer les chuchotements de mes camarades dans les couloirs de mon école de bourges. Pour ne rien gâcher, mes parents avaient horreur de ça.
— Et toi, tu serais probablement mieux sans tous ces poils sur ton visage.
Honnêtement, parfois, je parlais vraiment sans réfléchir.
Sa barbe se mit à frémir.
Est-ce qu’il allait sourire ? Des petites rides apparurent au coin de ses yeux couleur caramel, et soudainement, sa barbe s’ouvrit en deux pour dévoiler un énorme sourire et des dents parfaites. Il lâcha un petit rire. Il était presque beau – pas que je sois branchée par les mecs plus vieux que moi, bien sûr. Je ne savais pas où poser les yeux, mais son rire était contagieux, et je me retrouvai à lutter pour ne pas sourire.
Puis il prit une profonde inspiration.
— J’étais… J’étais amoureux de ta sœur. C’est pour ça qu’on se connaît, dit-il.
Les mots sortirent d’un seul coup, et il sembla extrêmement choqué de les avoir prononcés ; après ça, aucun de nous deux ne dit mot pendant d’interminables minutes.
Pas de questions.
Brusquement, il se leva, faisant racler la chaise sur le vieux plancher de bois, et se dirigea vers la porte d’entrée. Il s’arrêta un instant, les épaules tendues, puis ouvrit la porte d’entrée et la seconde porte moustiquaire. L’instant d’après, il était parti, les deux portes claquant derrière son passage, laissant un grand vide derrière lui.
***
LA CHAMBRE DE ma grand-mère était une sorte de faille temporelle. C’était une femme forte pour avoir vécu ici, toute seule, pendant aussi longtemps. Elle n’avait jamais paru vieille. Ce n’était que maintenant que je réalisais qu’elle avait probablement continué à teindre le gris de ses cheveux pendant des années, et que je n’avais probablement juste jamais prêté attention à ses rides. Ou alors, je les avais vues, mais n’y avais pas accordé d’importance. Ses yeux étaient comme les miens, bleu pâle. C’était notre héritage slave et scandinave, me disait-elle.
À présent, ils me servaient à observer chaque détail de la pièce. Elle était familière et pourtant différente, comme un objet qu’on aurait vu toute notre vie sans jamais s’interroger sur ce qui le composait. Sa couverture en patchwork délavée sur le lit queen size. La photo d’elle et de mon grand-père le jour de leur mariage à côté du lit. Sur le mur, le cadre qui renfermait une photo d’elle, de ses parents et de ses deux sœurs, également décédées, debout devant une vieille église aux lattes de bois blanches.
En m’avançant vers la coiffeuse, j’ignorai délibérément la photo de deux fillettes blondes. C’était une photo d’Abby et moi, prise sur la balançoire en corde accrochée au chêne, à l’extérieur. Je retins ma respiration et m’efforçai de ne pas laisser mes yeux s’attarder dessus. Je n’étais pas encore prête.
En y regardant bien, le temps et l’abandon avaient laissé leurs traces partout dans la chambre, sous forme de poussière et de toiles d’araignées. La brosse à cheveux, autrefois argentée, était devenue marron terne. Je me demandai pourquoi ma grand-mère n’avait pas pris tous ces objets lorsqu’on l’avait emmenée en maison de retraite. Certes, elle n’y était pas restée plus de quelques mois. Elle avait probablement su que son séjour serait court, et jugé plus prudent de ne pas emporter ses possessions, au cas où personne ne nous les transmettrait, à Abby et moi, après sa mort.
Cette pièce me mettait mal à l’aise, mais puisque l’autre type s’était installé dans la deuxième chambre, il faudrait bien que je dorme dans celle-ci. Je n’étais pas sûre d’avoir envie qu’il s’en aille. J’avais prévu de me retrouver ici totalement seule, mais finalement, d’une certaine façon, j’étais soulagée que le plan ait changé.
En m’approchant du lit, je repensai à la nuit dernière et me sentis honteuse de l’avoir forcé à rester ici. Honteuse d’avoir débarqué dans la maison de ma grand-mère et d’avoir été égoïste, dans mon épuisement, au point de ne même pas penser que c’était plutôt à moi de dormir dans cette pièce. Il avait dû se sentir très mal à l’aise. C’était tout moi, ça : foncer dans le tas, donner un coup de pied dans la fourmilière, comme disait souvent ma mère à mon sujet. Je n’avais aucune délicatesse, aucun tact. "Aucune intelligence sociale."
Pas comme Abby.
C’était drôle ; je me sentais plus proche d’elle, ici.
J’enlevai le dessus-de-lit en patchwork. Je m’apprêtais à le porter dehors pour le secouer et en faire tomber la poussière, mais c’était déjà fait. Les draps étaient légèrement froissés. Je me penchai pour renifler ; ils sentaient la lessive, et il y avait aussi de faibles traces de menthe et d’une herbe aromatique – le romarin ? – que j’associais à mon nouveau colocataire. Ou à son shampooing, en tout cas. Je dormirais ici ce soir. Je traversai le couloir et refis le lit dans l’autre chambre, avant de déménager toutes mes affaires.
Il n’était toujours pas rentré.
Dans la cuisine, j’essuyai les miettes sur le plan de travail tout en chantonnant, puisque je ne pouvais pas écouter de musique. La petite poubelle sous l’évier était pleine ; je sortis le sac.
Autant me rendre utile.
Je mis mes bottes, attachai fermement les lacets et enroulai mon écharpe autour de mon cou. Le petit sac-poubelle à la main, je sortis du cottage. L’après-midi était glacial. Je fis le tour de la maison jusqu’au local à poubelles grillagé qui était non loin, et soulevai le couvercle de la grosse poubelle pour y mettre le sac.
Je m’arrêtai en plein geste.
Il y avait une caisse pleine de bouteilles de vodka, le bouchon bien remis en place. J’en saisis une. Elle était vide. Elles étaient toutes vides. Et c’était toutes exactement les mêmes. Un pack bien ordonné de bouteilles de vodka vides. Aucune autre liqueur. Je me demandai depuis quand elles étaient là, et pourquoi. Généralement, quand on buvait de la vodka, on jetait les bouteilles les unes après les autres, à mesure qu’on les consommait. En combien de temps avaient-elles été consommées, d’ailleurs ? D’un seul coup ? Je secouai la tête. Est-ce que j’avais vraiment envie de lui poser la question ? Qu’il sache que je me mêlais de ses affaires, en fouillant dans la poubelle ? Moi non plus, je ne voulais pas qu’il me pose des questions. Et pourtant, il avait eu l’air d’en avoir envie, quand il avait vu les flacons de pilules dans mon sac.
Je refermai violemment le couvercle après y avoir jeté la poubelle et resserrai mon sweat-shirt à capuche autour de moi. Glissant mes mains sous mes bras pour les garder au chaud, je me dirigeai vers le chemin qui traversait la végétation jusqu’à la plage. Il n’y avait aucun moyen de savoir que l’océan était si proche du cottage, à moins de connaître le chemin.
Attirée par le bruit distant des vagues et des mouettes affamées, j’ignorai la balançoire qui pendait du chêne à ma gauche, tout de même soulagée qu’elle soit toujours là.
Quittant les pins et les chênes pour m’avancer sur les dunes, je m’arrêtai devant la vision saisissante de l’océan gris sombre contre le ciel maussade, et j’inspirai une profonde bouffée d’air glacial.
Plissant les yeux pour me protéger du vent qui me faisait déjà pleurer, je jetai un regard sur ma gauche, où une silhouette sombre était recroquevillée sur elle-même, oscillant sur les talons. Il avait les coudes sur les genoux, les bras autour de sa tête, les mains agrippant des touffes de cheveux épais. Ses pieds nus étaient enfoncés dans le sable, ses bottes abandonnées à quelques mètres derrière lui.
C’était l’image même du chagrin et de la douleur, et ça n’avait aucun sens.
Je le fixai.
Il avait dit qu’il aimait ma sœur, mais elle était morte six ans plus tôt. Il ne pouvait pas être toujours en deuil, si ? Je voulais dire, à moi, elle me manquait tous les jours, mais c’était ma sœur. Qu’est-ce qui n’allait pas, chez lui ? J’étais venue ici pour échapper à mes vieux démons, et voilà que les siens paraissaient encore plus gros.
Une partie de moi-même voulait aller lui demander ce qui n’allait pas, et l’autre n’avait pas envie de savoir.
Il était venu là pour être tranquille. J’avais déjà envahi son sanctuaire privé, je ne pouvais pas en plus le priver de son espace personnel. Je me détournai lentement et me dépêchai de reprendre le chemin en sens inverse avant qu’il ne me voie.
***
AU CRÉPUSCULE, IL n’était toujours pas rentré. J’envisageai de retourner à la plage, mais la nuit, l’obscurité qui envahissait l’île était complète et me rendait nerveuse. Je me fis un autre sandwich avec du fromage Manchego et des tomates en rondelles. Après un instant d’hésitation, j’en fis un autre pour lui aussi et je mis l’assiette au frigo. Il régnait dans la maison un silence mortel, brisé seulement par le tic-tac de l’horloge fabriquée à partir d’une vieille assiette en métal, sur le mur près du réfrigérateur.
Le ciel continuait à s’assombrir, et je finis par me retrouver devant la petite bibliothèque, dans un coin du salon. Je glissai mes doigts sur les vieilles tranches des livres avant de trouver une version illustrée et reliée des contes de Hans Christian Andersen. Mamie nous les lisait quand on était enfants. Abby adorait l’histoire de la Petite Fille aux Allumettes, mais elle nous faisait pleurer à chaque fois, alors j’avais horreur de l’entendre. Je serais totalement incapable de la lire maintenant.
Fallait-il que je l’attende ? Est-ce qu’il allait bien ? Probablement – il ne voulait juste pas revenir dans une maison où il n’était plus tout seul. Vers minuit, je m’assoupis sur le canapé, en pensant, juste avant de m’endormir, que je devrais peut-être prendre une lampe de poche et aller vérifier qu’il était toujours sur la plage.
La lumière d’un éclair, semblable à une explosion derrière mes paupières fermées, me réveilla en sursaut, et je me redressai d’un coup dans le noir total. Le cœur battant, je tâtonnai à côté de moi pour trouver l’interrupteur de la lampe, que j’aurais juré avoir laissée allumée. Tout en faisant remonter mes doigts le long de la base de la lampe en bois tressé jusqu’à trouver l’interrupteur, je me levai et tentai de respirer lentement. Un orage. Je détestais les orages. Et si la maison était frappée par la foudre et prenait feu ? Et si… J’appuyai sur l’interrupteur avec mon pouce.
Clic.
Clic clic.
Clic clic clic.
Merde. Et si un tueur en série avait prévu de m’attaquer pendant l’orage pour que personne ne m’entende crier ? C’était stupide, de toute façon. Ici, personne ne m’entendrait crier quoi qu’il arrive.
Respire. Respire.
Un nouvel éclair illumina brièvement la pièce. Puis le noir revint, aveuglant. Pas de tueur en série ici avec moi. J’étais seule. Dieu merci.
Ou pas, en fait.
J’étais toute seule. Je ne pouvais même pas verrouiller la porte d’entrée au cas où Tommy reviendrait. Je posai ma tête sur mes genoux, les bras coincés en dessous, le dos rond. Est-ce que mes yeux étaient ouverts ? Il faisait si noir que le seul moyen d’en être certaine était de les fermer et de les rouvrir. La chambre de ma grand-mère. Ma chambre. Je pouvais m’enfermer dans ma chambre. Si j’arrivais jusque-là.
Je me levai et fis un pas hésitant vers l’avant, mes bras tendus devant moi. Ma respiration se fit à nouveau irrégulière et trop faible. Du calme. Du calme. Par miracle, j’arrivai à atteindre le couloir, les paumes plantées au mur de chaque côté, soulagée d’avoir un point de repère et de savoir où je me trouvais ; puis je tâtonnai le long du mur pour continuer mon chemin.
Je restai un moment dans l’encadrement de la porte, essayant de visualiser mentalement le chemin jusqu’à mon lit.
Compte tes battements de cœur.
Ralentis ta respiration.
Cent, quatre-vingt-dix-neuf… Mes pilules étaient sur la table de nuit, c’était déjà ça. Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-seize…
Rétrospectivement, les grondements de l’orage avaient dressé l’ambiance ; j’aurais dû les prendre comme un avertissement. Mais quand le tonnerre se mit soudain à résonner si fort que la maison en trembla, et qu’un éclair aveuglant illumina Abby, qui se tenait dans le coin de la pièce à côté de la coiffeuse de ma grand-mère, le hurlement que je poussai me donna l’impression d’avoir déchiré ma poitrine et ma gorge en sortant.
Je ne savais pas trop quoi dire, ou comment diriger la conversation vers Abby ou la maison, alors je restai silencieuse et continuai à étudier sa silhouette. De ce que je pouvais en voir, il avait l’air musclé. Fort. Athlétique. Quel âge pouvait-il bien avoir ?
— C’est bientôt l’heure de manger, je suis en train de faire des sandwichs. T’en veux un ?
Il posa la question sans même se tourner vers moi ; il devait m’avoir entendue arriver.
Mon estomac laissa échapper un grondement sourd. Je toussai, embarrassée.
— Euh, oui. Je veux bien.
Je n’aurais pas dû accepter un repas de la part de quelqu’un que j’étais sur le point de virer de chez moi, mais ça aurait été stupide de dire non. Surtout que je n’avais pas ramené de nourriture avec moi. J’avais aussi dormi dans un lit avec des draps et pris une douche chaude, ce que je n’aurais pas pu faire si j’étais arrivée dans une maison vide.
— Merci, ajoutai-je avant de tirer une chaise pour m’asseoir.
Il se tourna vers moi, deux assiettes à la main (de toute évidence, il avait déjà anticipé ma réponse), et en posa une devant moi. Je levai les yeux vers lui. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise idée de le faire rester. D’avoir un gardien. Pour la maison, bien sûr, pas pour moi. Peut-être que c’était compris dans le contrat de propriété de ma grand-mère, et que ce n’était pas à moi de gérer ça. Il pourrait peut-être faire comme si je n’étais pas vraiment là. Continuer sa vie normalement.
Avec ce nouveau point de vue sur la situation, je me sentis brusquement embarrassée de mon impolitesse envers lui depuis le début. D’autant que la première chose qu’il avait faite avait été de m’aider sur le port pendant que je luttais contre une crise de panique.
Il hocha la tête et se détourna pour attraper deux verres d’eau, puis s’assit en face de moi, sur l’une des vieilles chaises en bois de ma grand-mère. L’image me parut amusante, pendant un instant, et je m’obligeai à creuser mes joues pour m’empêcher de sourire.
Il tapota le bois usé d’un de ses longs doigts.
— Alors…
— À propos de… dis-je au même moment.
Je relâchai ma respiration et pris une bouchée de mon sandwich pour le laisser parler. J’avais trop faim, de toute façon.
J’enfonçai mes dents dans le pain aux céréales avant de grogner de bonheur.
— Encore merci.
— Je te trouve bien polie, d’un coup. Où est passée la vipère qui est arrivée sur l’île hier ?
J’avalai ma bouchée avant de répondre :
— J’étais fatiguée, et comme tu as pu le remarquer, je venais juste de faire une crise de panique. Désolée.
— Ça t’arrive souvent ? demanda-t-il d’un ton nonchalant mais non dépourvu de curiosité.
C’était le meilleur sandwich du monde.
— C’est quoi, comme fromage ?
— Du Manchego. Un fromage espagnol.
— Manchego. C’est super bon.
Il haussa les sourcils – probablement conscient de mes tentatives pour changer de sujet.
— Et toi, alors ? ajoutai-je. Tu ne dis pas grand-chose.
— Toi non plus, on ne peut pas dire que tu aies la langue bien pendue.
La langue bien pendue ? Qui disait encore ça, de nos jours ?
Puis une pensée plus préoccupante me vint. Et s’il était locataire et qu’il payait un loyer à mes parents ? Oh mon Dieu, pourquoi je n’avais pas pensé à ça ?
— À propos de… du fait que tu sois là…
Je fis une pause, attendant qu’il me donne de lui-même des explications. Il savait qui j’étais ; il était temps qu’il me dise ce qu’il faisait là.
Il s’éclaircit la gorge mais ne dit rien.
— Bon, continuai-je, Tommy…
Le nom ne sonnait pas mieux dans ma bouche à moi. J’avais l’impression de m’adresser à un chat ou à un chien. C’était vraiment moche.
Je décidai de changer de tactique pour lui faire cracher le morceau.
— Merci d’être le gardien de la maison.
Il fronça les sourcils, mais ne me contredit pas. Tant mieux.
Je lâchai une profonde expiration.
— Je suis très heureuse que tu sois là. Évidemment, comme je débarque sans prévenir, ça aurait été embêtant d’arriver dans une maison vide sans eau ni électricité…
— Pourquoi tu débarques sans prévenir, d’ailleurs ? Où sont tes parents ? Tu n’as pas école ?
Je lui jetai un regard furieux. C’était dur de se montrer polie avec lui, en fait. Sa désapprobation évidente et le ton de ses questions me mettaient en rogne.
— Première question : pas tes oignons, deuxième question : pas tes oignons, et euh, troisième question… Ah, oui : c’est pas tes oignons.
— Très mature, dit-il en finissant sa dernière bouchée de sandwich. Je peux t’en donner, moi, des réponses.
Il leva un doigt.
— Fugue.
Un deuxième doigt.
— À la maison, morts d’inquiétude.
Un troisième doigt.
— Tu as école. Et tu devrais y être. J’ai bon ? Au fait, tu sais que c’est interdit de sécher les cours ?
Non mais, il était sérieux ?
— Tu te prends pour un boy-scout ou quoi ? demandai-je d’un ton sarcastique, en regardant ses trois doigts toujours levés.
— Est-ce qu’il faut que je passe un coup de téléphone ?
— Quoi ? Non ! m’exclamai-je avec l’impression qu’un poids venait de me tomber sur l’estomac. Non !
Merde. Et dire que je me disais que j’aurais le dessus, puisque j’étais chez moi.
— Je t’en prie, dis-je en réalisant que j’avais vraiment besoin qu’il soit de mon côté, et en grimaçant mentalement devant mon intonation désespérée. Par pitié, ne dis à personne que je suis ici.
Il se renfonça dans son siège en m’observant, un bras posé sur la chaise vide à côté de lui, et plissa les yeux. Il y avait une pierre précieuse de cette couleur. Comment on appelait ça, déjà ?
En panique, j’essayai de trouver une raison d’expliquer ce que je faisais ici. J’aurais bien aimé pouvoir déchiffrer un peu mieux son expression, cachée par sa barbe.
— D’accord, finit-il par dire en hochant la tête avec raideur.
— D’accord ?
— Oui, d’accord.
— Et toi, pourquoi tu te caches ? demandai-je brusquement, sans trop savoir d’où m’était venue la question.
Je faillis rater l’expression choquée qui traversa son regard ; puis il haussa les épaules nonchalamment.
— Je ne te pose pas de questions, tu ne me poses pas de questions.
— OK, acceptai-je aussitôt, extrêmement soulagée malgré l’étrangeté de notre situation.
Bon, bon, bon. C’était une énigme assez intéressante. Pourquoi est-ce qu’un type qui, de ce que je pouvais en voir, était intelligent et éduqué, voudrait d’un boulot aussi solitaire que celui de gardien d’un cottage isolé au milieu de nulle part ?
Le silence qui accompagna nos réflexions était extrêmement embarrassant.
Finalement, il poussa un soupir.
— T’es mieux sans tous ces trucs noirs sur ton visage.
De toute évidence, il faisait référence à l’eyeliner et au rouge à lèvres que j’avais pris l’habitude de mettre. Ça allait avec mes ongles, avec mes vêtements habituels, et avec mon humeur. Et surtout, ça me cachait. Les gens me fuyaient du regard quand je m’habillais comme ça ; c’était pour ça que j’avais continué. Ça rendait les choses plus simples pour moi. Et ensuite, je n’avais plus qu’à bloquer les chuchotements de mes camarades dans les couloirs de mon école de bourges. Pour ne rien gâcher, mes parents avaient horreur de ça.
— Et toi, tu serais probablement mieux sans tous ces poils sur ton visage.
Honnêtement, parfois, je parlais vraiment sans réfléchir.
Sa barbe se mit à frémir.
Est-ce qu’il allait sourire ? Des petites rides apparurent au coin de ses yeux couleur caramel, et soudainement, sa barbe s’ouvrit en deux pour dévoiler un énorme sourire et des dents parfaites. Il lâcha un petit rire. Il était presque beau – pas que je sois branchée par les mecs plus vieux que moi, bien sûr. Je ne savais pas où poser les yeux, mais son rire était contagieux, et je me retrouvai à lutter pour ne pas sourire.
Puis il prit une profonde inspiration.
— J’étais… J’étais amoureux de ta sœur. C’est pour ça qu’on se connaît, dit-il.
Les mots sortirent d’un seul coup, et il sembla extrêmement choqué de les avoir prononcés ; après ça, aucun de nous deux ne dit mot pendant d’interminables minutes.
Pas de questions.
Brusquement, il se leva, faisant racler la chaise sur le vieux plancher de bois, et se dirigea vers la porte d’entrée. Il s’arrêta un instant, les épaules tendues, puis ouvrit la porte d’entrée et la seconde porte moustiquaire. L’instant d’après, il était parti, les deux portes claquant derrière son passage, laissant un grand vide derrière lui.
***
LA CHAMBRE DE ma grand-mère était une sorte de faille temporelle. C’était une femme forte pour avoir vécu ici, toute seule, pendant aussi longtemps. Elle n’avait jamais paru vieille. Ce n’était que maintenant que je réalisais qu’elle avait probablement continué à teindre le gris de ses cheveux pendant des années, et que je n’avais probablement juste jamais prêté attention à ses rides. Ou alors, je les avais vues, mais n’y avais pas accordé d’importance. Ses yeux étaient comme les miens, bleu pâle. C’était notre héritage slave et scandinave, me disait-elle.
À présent, ils me servaient à observer chaque détail de la pièce. Elle était familière et pourtant différente, comme un objet qu’on aurait vu toute notre vie sans jamais s’interroger sur ce qui le composait. Sa couverture en patchwork délavée sur le lit queen size. La photo d’elle et de mon grand-père le jour de leur mariage à côté du lit. Sur le mur, le cadre qui renfermait une photo d’elle, de ses parents et de ses deux sœurs, également décédées, debout devant une vieille église aux lattes de bois blanches.
En m’avançant vers la coiffeuse, j’ignorai délibérément la photo de deux fillettes blondes. C’était une photo d’Abby et moi, prise sur la balançoire en corde accrochée au chêne, à l’extérieur. Je retins ma respiration et m’efforçai de ne pas laisser mes yeux s’attarder dessus. Je n’étais pas encore prête.
En y regardant bien, le temps et l’abandon avaient laissé leurs traces partout dans la chambre, sous forme de poussière et de toiles d’araignées. La brosse à cheveux, autrefois argentée, était devenue marron terne. Je me demandai pourquoi ma grand-mère n’avait pas pris tous ces objets lorsqu’on l’avait emmenée en maison de retraite. Certes, elle n’y était pas restée plus de quelques mois. Elle avait probablement su que son séjour serait court, et jugé plus prudent de ne pas emporter ses possessions, au cas où personne ne nous les transmettrait, à Abby et moi, après sa mort.
Cette pièce me mettait mal à l’aise, mais puisque l’autre type s’était installé dans la deuxième chambre, il faudrait bien que je dorme dans celle-ci. Je n’étais pas sûre d’avoir envie qu’il s’en aille. J’avais prévu de me retrouver ici totalement seule, mais finalement, d’une certaine façon, j’étais soulagée que le plan ait changé.
En m’approchant du lit, je repensai à la nuit dernière et me sentis honteuse de l’avoir forcé à rester ici. Honteuse d’avoir débarqué dans la maison de ma grand-mère et d’avoir été égoïste, dans mon épuisement, au point de ne même pas penser que c’était plutôt à moi de dormir dans cette pièce. Il avait dû se sentir très mal à l’aise. C’était tout moi, ça : foncer dans le tas, donner un coup de pied dans la fourmilière, comme disait souvent ma mère à mon sujet. Je n’avais aucune délicatesse, aucun tact. "Aucune intelligence sociale."
Pas comme Abby.
C’était drôle ; je me sentais plus proche d’elle, ici.
J’enlevai le dessus-de-lit en patchwork. Je m’apprêtais à le porter dehors pour le secouer et en faire tomber la poussière, mais c’était déjà fait. Les draps étaient légèrement froissés. Je me penchai pour renifler ; ils sentaient la lessive, et il y avait aussi de faibles traces de menthe et d’une herbe aromatique – le romarin ? – que j’associais à mon nouveau colocataire. Ou à son shampooing, en tout cas. Je dormirais ici ce soir. Je traversai le couloir et refis le lit dans l’autre chambre, avant de déménager toutes mes affaires.
Il n’était toujours pas rentré.
Dans la cuisine, j’essuyai les miettes sur le plan de travail tout en chantonnant, puisque je ne pouvais pas écouter de musique. La petite poubelle sous l’évier était pleine ; je sortis le sac.
Autant me rendre utile.
Je mis mes bottes, attachai fermement les lacets et enroulai mon écharpe autour de mon cou. Le petit sac-poubelle à la main, je sortis du cottage. L’après-midi était glacial. Je fis le tour de la maison jusqu’au local à poubelles grillagé qui était non loin, et soulevai le couvercle de la grosse poubelle pour y mettre le sac.
Je m’arrêtai en plein geste.
Il y avait une caisse pleine de bouteilles de vodka, le bouchon bien remis en place. J’en saisis une. Elle était vide. Elles étaient toutes vides. Et c’était toutes exactement les mêmes. Un pack bien ordonné de bouteilles de vodka vides. Aucune autre liqueur. Je me demandai depuis quand elles étaient là, et pourquoi. Généralement, quand on buvait de la vodka, on jetait les bouteilles les unes après les autres, à mesure qu’on les consommait. En combien de temps avaient-elles été consommées, d’ailleurs ? D’un seul coup ? Je secouai la tête. Est-ce que j’avais vraiment envie de lui poser la question ? Qu’il sache que je me mêlais de ses affaires, en fouillant dans la poubelle ? Moi non plus, je ne voulais pas qu’il me pose des questions. Et pourtant, il avait eu l’air d’en avoir envie, quand il avait vu les flacons de pilules dans mon sac.
Je refermai violemment le couvercle après y avoir jeté la poubelle et resserrai mon sweat-shirt à capuche autour de moi. Glissant mes mains sous mes bras pour les garder au chaud, je me dirigeai vers le chemin qui traversait la végétation jusqu’à la plage. Il n’y avait aucun moyen de savoir que l’océan était si proche du cottage, à moins de connaître le chemin.
Attirée par le bruit distant des vagues et des mouettes affamées, j’ignorai la balançoire qui pendait du chêne à ma gauche, tout de même soulagée qu’elle soit toujours là.
Quittant les pins et les chênes pour m’avancer sur les dunes, je m’arrêtai devant la vision saisissante de l’océan gris sombre contre le ciel maussade, et j’inspirai une profonde bouffée d’air glacial.
Plissant les yeux pour me protéger du vent qui me faisait déjà pleurer, je jetai un regard sur ma gauche, où une silhouette sombre était recroquevillée sur elle-même, oscillant sur les talons. Il avait les coudes sur les genoux, les bras autour de sa tête, les mains agrippant des touffes de cheveux épais. Ses pieds nus étaient enfoncés dans le sable, ses bottes abandonnées à quelques mètres derrière lui.
C’était l’image même du chagrin et de la douleur, et ça n’avait aucun sens.
Je le fixai.
Il avait dit qu’il aimait ma sœur, mais elle était morte six ans plus tôt. Il ne pouvait pas être toujours en deuil, si ? Je voulais dire, à moi, elle me manquait tous les jours, mais c’était ma sœur. Qu’est-ce qui n’allait pas, chez lui ? J’étais venue ici pour échapper à mes vieux démons, et voilà que les siens paraissaient encore plus gros.
Une partie de moi-même voulait aller lui demander ce qui n’allait pas, et l’autre n’avait pas envie de savoir.
Il était venu là pour être tranquille. J’avais déjà envahi son sanctuaire privé, je ne pouvais pas en plus le priver de son espace personnel. Je me détournai lentement et me dépêchai de reprendre le chemin en sens inverse avant qu’il ne me voie.
***
AU CRÉPUSCULE, IL n’était toujours pas rentré. J’envisageai de retourner à la plage, mais la nuit, l’obscurité qui envahissait l’île était complète et me rendait nerveuse. Je me fis un autre sandwich avec du fromage Manchego et des tomates en rondelles. Après un instant d’hésitation, j’en fis un autre pour lui aussi et je mis l’assiette au frigo. Il régnait dans la maison un silence mortel, brisé seulement par le tic-tac de l’horloge fabriquée à partir d’une vieille assiette en métal, sur le mur près du réfrigérateur.
Le ciel continuait à s’assombrir, et je finis par me retrouver devant la petite bibliothèque, dans un coin du salon. Je glissai mes doigts sur les vieilles tranches des livres avant de trouver une version illustrée et reliée des contes de Hans Christian Andersen. Mamie nous les lisait quand on était enfants. Abby adorait l’histoire de la Petite Fille aux Allumettes, mais elle nous faisait pleurer à chaque fois, alors j’avais horreur de l’entendre. Je serais totalement incapable de la lire maintenant.
Fallait-il que je l’attende ? Est-ce qu’il allait bien ? Probablement – il ne voulait juste pas revenir dans une maison où il n’était plus tout seul. Vers minuit, je m’assoupis sur le canapé, en pensant, juste avant de m’endormir, que je devrais peut-être prendre une lampe de poche et aller vérifier qu’il était toujours sur la plage.
La lumière d’un éclair, semblable à une explosion derrière mes paupières fermées, me réveilla en sursaut, et je me redressai d’un coup dans le noir total. Le cœur battant, je tâtonnai à côté de moi pour trouver l’interrupteur de la lampe, que j’aurais juré avoir laissée allumée. Tout en faisant remonter mes doigts le long de la base de la lampe en bois tressé jusqu’à trouver l’interrupteur, je me levai et tentai de respirer lentement. Un orage. Je détestais les orages. Et si la maison était frappée par la foudre et prenait feu ? Et si… J’appuyai sur l’interrupteur avec mon pouce.
Clic.
Clic clic.
Clic clic clic.
Merde. Et si un tueur en série avait prévu de m’attaquer pendant l’orage pour que personne ne m’entende crier ? C’était stupide, de toute façon. Ici, personne ne m’entendrait crier quoi qu’il arrive.
Respire. Respire.
Un nouvel éclair illumina brièvement la pièce. Puis le noir revint, aveuglant. Pas de tueur en série ici avec moi. J’étais seule. Dieu merci.
Ou pas, en fait.
J’étais toute seule. Je ne pouvais même pas verrouiller la porte d’entrée au cas où Tommy reviendrait. Je posai ma tête sur mes genoux, les bras coincés en dessous, le dos rond. Est-ce que mes yeux étaient ouverts ? Il faisait si noir que le seul moyen d’en être certaine était de les fermer et de les rouvrir. La chambre de ma grand-mère. Ma chambre. Je pouvais m’enfermer dans ma chambre. Si j’arrivais jusque-là.
Je me levai et fis un pas hésitant vers l’avant, mes bras tendus devant moi. Ma respiration se fit à nouveau irrégulière et trop faible. Du calme. Du calme. Par miracle, j’arrivai à atteindre le couloir, les paumes plantées au mur de chaque côté, soulagée d’avoir un point de repère et de savoir où je me trouvais ; puis je tâtonnai le long du mur pour continuer mon chemin.
Je restai un moment dans l’encadrement de la porte, essayant de visualiser mentalement le chemin jusqu’à mon lit.
Compte tes battements de cœur.
Ralentis ta respiration.
Cent, quatre-vingt-dix-neuf… Mes pilules étaient sur la table de nuit, c’était déjà ça. Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-seize…
Rétrospectivement, les grondements de l’orage avaient dressé l’ambiance ; j’aurais dû les prendre comme un avertissement. Mais quand le tonnerre se mit soudain à résonner si fort que la maison en trembla, et qu’un éclair aveuglant illumina Abby, qui se tenait dans le coin de la pièce à côté de la coiffeuse de ma grand-mère, le hurlement que je poussai me donna l’impression d’avoir déchiré ma poitrine et ma gorge en sortant.