Chapitre Sept - Des Etoiles Dans la Mer
JE RESTAI AU bar vingt-cinq minutes de plus, essayant de mettre en sourdine la musique, le bruit de l’activité du restaurant et les conversations ambiantes pour écouter de quoi parlaient Olivia et Tyler.
Finalement, je n’arrivai plus à le supporter. Marjoe accepta d’entraîner Olivia à l’extérieur pendant que je retournais aux toilettes ; j’étais censé les retrouver toutes les deux dehors. En passant devant leur table, je vis Olivia terminer la pinte de bière de Tyler.
Après avoir remonté ma braguette et m’être lavé les mains, je passai mes doigts humides dans mes cheveux, par habitude. Je m’arrêtai en plein geste pour les attraper à pleines mains, le regard fixé sur mon reflet. Mes yeux étaient injectés de sang à cause de mon manque de sommeil et mon réveil de bonne heure, et aussi embués à cause de l’alcool ingéré. Et Marjoe avait raison ; je puais le poisson. Passant une main sur ma barbe, je réalisai que j’avais presque oublié à quoi je ressemblais en dessous. Je ne m’étais pas rasé de près depuis six ans.
Il fallait que j’avoue tout à Olivia. Au pire du pire, elle déciderait de partir. Ce serait une bonne chose, non ? Non, pas tellement. Mais pourquoi ? Et pourquoi est-ce qu’elle était venue ici ? C’était là-dessus que je devais me concentrer.
Chaque jour, je la voyais se détendre un peu plus. Elle ne semblait plus aussi souvent sur la défensive. Mais elle criait toujours la nuit. Je devais faire pour Olivia ce que j’avais échoué à faire avec Abby. Être là pour elle, la protéger, la remettre sur le droit chemin si elle avait quitté l’école, l’aider à rester loin des types comme Tyler Graham, qui profitaient des faiblesses des autres. Je me devais d’être une figure paternelle pour elle, ou tout au moins une sorte de grand frère.
***
JE ME DIRIGEAI vers la sortie.
Marge et Olivia discutaient, baignées dans la lumière froide du soleil de l’après-midi. Elles se turent lorsque j’arrivai à côté d’elles.
— On y va, dis-je à Olivia d’un ton plus brusque que je ne l’aurais voulu, avant de monter dans la voiture de golf qu’elle avait conduite jusqu’ici.
Elle m’adressa un regard noir et se détourna pour rentrer dans le restaurant. Marge lui barra le chemin.
— Désolée, ma puce. Tu es trop jeune pour boire de l’alcool dans mon bar.
Olivia fit volte-face pour me regarder.
— C’est une blague ?
Je savais qu’elle était parfaitement consciente que si Marge était sincère, elle l’aurait arrêtée quand elle avait commencé à boire la bière de Tyler. Mais non. Elle savait reconnaître un piège quand elle en voyait un.
— Non. Très sérieux. On s’en va. Maintenant.
Je tendis la main pour attraper son bras. Elle se dégagea, l’air furieux.
— Me touche pas, putain !
— Monte dans cette putain de voiture, grognai-je juste pour l’imiter.
Merde, mais pourquoi je réagissais toujours aussi violemment ?
Marge nous regardait l’un après l’autre, le front plissé.
Une mouette cria au-dessus de nous, et une bourrasque fit frémir les arbres au bord de l’eau. Olivia frissonna de froid et finit par soupirer.
— Bon. Je me les gèle, de toute façon.
Elle passa devant moi et monta sur le siège passager de la petite voiture, les yeux fixés droit devant elle.
Je m’autorisai enfin à décontracter mes épaules et adressai un faible sourire à Marjoe.
— Merci. À plus tard.
Marjoe hocha la tête et rentra dans le restaurant.
Je démarrai la voiture et remontai le chemin, écrasant au passage des épines de pin et des coquillages.
Olivia croisa les bras sur sa poitrine.
Par esprit de provocation, je fis une embardée pour éviter un gros caillou sur la route et elle fut obligée de décroiser les bras pour s’accrocher au côté de la voiture.
Elle m’adressa un regard furibond, et je pinçai les lèvres.
— Je ne te comprends pas, lâcha-t-elle en détournant le regard. Tu ne m’adresses jamais la parole, mais tu ne veux pas me voir parler à d’autres gens ?
Ce n’était absolument pas le problème.
— Tu n’as pas besoin de parler à quelqu’un comme Tyler Graham.
— Pourquoi ? Tu ne peux pas m’interdire de le voir.
Je serrai les dents. Ce ne fut que lorsque je captai le regard qu’elle lança à mes mains posées sur le volant que je réalisai que mes phalanges étaient toutes blanches. J’essayai de me détendre et inspirai profondément.
— Tu comptes le revoir ?
— Et si c’était le cas ?
— Je serais contre.
Entièrement contre.
— Ça m’est égal.
— C’est un dealer de drogue et un voleur d’oxygène ! m’exclamai-je.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle se mette à rire.
— Et qu’est-ce que c’est, un voleur d’oxygène ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.
Je lui jetai un regard rapide avant de me concentrer à nouveau sur la route.
— Un parasite qui pique dans notre précieuse réserve d’oxygène ; de l’oxygène qui serait utile à quelqu’un qui a plus de valeur que lui. Un animal a plus de valeur que lui.
— Tu dis ça comme si les animaux valaient moins que les humains. D’après mon expérience, c’est plutôt l’inverse.
Elle tourna la tête vers les arbres et la végétation bordant la route qui coupait l’île vers l’intérieur.
À l’ombre, il faisait vraiment froid, surtout avec le vent qui nous fouettait. On voyait la chair de poule sur ses jambes normalement satinées. (Non que je les regardais.)
— Il ne t’est pas venu à l’idée que si je voulais parler à Tyler, c’est justement parce que c’est un dealer ? demanda-t-elle à voix basse.
Je déglutis.
— Parce que tu veux te défoncer, maintenant, en plus de toutes les autres merdes que tu traînes ?
— Les autres merdes que je traîne ? répéta-t-elle. Tu veux dire, le fait que j’ai besoin de prescriptions pour arriver à supporter mes problèmes, et le fait que mes réserves diminuent ? Tu t’es déjà demandé ce que j’allais faire quand je n’en aurais plus ?
— Bien sûr que oui. Tu me réveilles presque toutes les nuits.
La façon dont elle se tendit me fit regretter d’avoir prononcé la phrase d’un ton aussi nonchalant.
— Bon, de toute façon, si Tyler est un dealer, il peut probablement me fournir ce dont j’ai besoin.
J’arrêtai la voiture, éberlué.
— Le prix des conneries que tu prends doit être astronomique. Comment tu ferais pour le payer ?
Elle resserra ses bras autour d’elle, la mâchoire contractée, le dos raide.
J’attendis sa réponse, submergé par la fureur et la panique au point d’avoir du mal à respirer. Mon Dieu. Pas ça.
Elle détourna le regard.
Je relâchai brusquement ma respiration.
— Tu coucherais avec lui, dis-je d’une voix rauque.
J’avais du mal à parler. L’angoisse, le regret, et un tas d’autres émotions que je n’arrivais pas à déchiffrer me comprimaient la poitrine et me donnaient l’impression que ma tête allait exploser. Une veine pulsait sur ma tempe. Je n’arrivais pas à savoir si je voulais rugir, pleurer, vomir, ou les trois en même temps.
— Je fais juste ce que j’ai à faire, dit-elle d’une petite voix.
J’eus un haut-le-cœur. Un peu de bile remonta dans ma gorge.
— Tu fais…
Je n’arrivai même pas à répéter sa phrase. Ravalant le goût désagréable dans ma bouche, je m’accrochai à la seule émotion qui pouvait m’aider à supporter tout ça. La colère. Putain de merde.
— Je n’ai pas besoin d’aller jusqu’à coucher avec eux. J’ai d’autres possibilités. Pour garder le contrôle.
Elle était tellement jeune, tellement naïve. Elle se foutait de moi, ou quoi ? Et c’était qui, eux ? Elle avait déjà fait ça avant ? Et qu’est-ce qu’elle voulait dire par "autres possibilités" ?
Oh, non.
— Tu penses que foutre la bite dégueulasse de quelqu’un dans ta bouche, ça te donne le contrôle de la situation ? dis-je d’un ton plein de dégoût. Ça fait juste de toi une idiote.
Elle tressaillit.
— Ce sont les mecs, les idiots. C’est si simple.
Sans que je sache comment, parce que je n’avais aucun souvenir du reste du trajet à part la glace qui figeait mes veines, j’arrêtai finalement la voiture devant le cottage. La dernière chose que je voulais, c’était de me retrouver à l’intérieur avec elle. Ça aurait été comme de mettre une bombe aérosol dans un four brûlant. J’avais envie de la secouer jusqu’à ce que ses dents claquent.
Je lâchai la phrase la plus cruelle que je pus trouver :
— Si Abby n’était pas déjà morte, ça la tuerait de voir ce que tu es devenue.
Je sortis précipitamment de la voiture de golf et longeai la maison avec l’envie désespérée de frapper quelque chose. Je fis les cent pas, mes mains dans mes cheveux, les entrailles en feu. Trop de choses tournaient dans mon esprit. De loin, le bruit de la porte m’apprit qu’Olivia était rentrée.
Mon Dieu, Abby.
Abby, je suis tellement désolé.
On avait déjà bien assez de bois pour la cheminée, et l’hiver serait bientôt fini, mais je me dirigeai vers la hache. Je l’extirpai de la souche où je l’avais plantée, puis je la posai sur le côté pour prendre une grosse bûche de la pile et la mettre en position verticale. J’aurais dû rester, Abby.
Je saisis le manche de bois et ajustai ma prise en sentant son poids, avant de relever la hache au-dessus de moi pour l’abattre sur la bûche, les bras détendus, savourant le craquement satisfaisant du bois brisé. J’aurais dû rester et m’assurer que Liv allait bien. Je suis désolé. Je relevai la hache à nouveau.
Putain, Abby. Je suis tellement désolé.
Tchac. Une nouvelle bûche.
J’aurais dû rester pour être sûr.
Être sûr qu’elle était en sécurité.
Tchac.
Je n’aurais pas dû t’obliger à revenir.
Plus de bois. Tchac.
J’enlevai mon tee-shirt à manches longues et mon débardeur en sentant la sueur se former. Le vent était glacé sur ma peau humide.
Une autre bûche. Crac.
Je suis désolé, Abby.
Je suis vraiment désolé.
Devant moi, le bois devint flou ; le vent glacé me piquait les yeux, et je réalisai que j’étais en train de pleurer. Je passai mon bras sur mon visage avant de lâcher la hache. Ma poitrine se soulevait. Je n’arrivais pas à m’arrêter ; la douleur me submergeait comme une vague, avec tellement de force que je m’étouffai en essayant de réprimer un sanglot. De ma bouche surgit une sorte de rugissement brisé, et c’était un tel soulagement de le laisser sortir que mes jambes vacillèrent. Je tombai à genoux dans l’herbe, les bras autour de mon ventre.
Je pleurais pour Abby, et je pleurais pour Olivia, écrasé par un tsunami de culpabilité, jusqu’à être incapable de respirer, le corps tremblant de spasmes, haletant. Je n’arrivais plus à penser qu’à une seule chose, à la question qui me tourmentait constamment. La question que j’avais toujours cherché à oublier, au fil du temps, pour ne pas y faire face… jusqu’à ce qu’Olivia arrive et m’oblige à admettre ma lâcheté. Je n’avais plus d’autre choix. Il faudrait que je lui demande.
Mike Williams, leur oncle, avait-il violé Olivia comme il avait violé Abby ?