Chapitre Six - Des Etoiles Dans la Mer
— JE NE TE sers plus rien, Tommy.
La voix de Marjoe, rauque à cause du tabac, retentit à l’unisson avec la paume qu’elle claqua sur le bar usé. Le son résonna dans la pièce, grande et mal éclairée, avec son toit en métal et ses murs en béton, rendus poussiéreux par le sable qui s’infiltrait de l’extérieur.
— Je reconnais les débuts d’une cuite quand j’en vois une. À trois heures, tu sors d’ici.
Tirant son prénom à la fois de son père et de sa mère, Marjoe avait les cheveux blonds striés de gris, et son visage marqué m’apparut flou un moment, alors que je tentais de sortir de ma rêverie. Elle avait raison. J’avais assez bu. Le problème, c’était que je n’avais pas l’impression d’avoir bu suffisamment pour oublier la réalité de mon passé qui me rattrapait. J’avais les fesses engourdies d’être assis sur le tabouret au bar depuis qu’il avait ouvert, sur le coup de midi.
— OK. Donne-moi de l’eau. Des glaçons, du citron, et une petite paille pour que je puisse faire semblant de boire de la vodka.
Je lui adressai un clin d’œil.
— Et tu pues, ajouta-t-elle. T’es allé aider Pete ce matin ?
Je hochai la tête. Normalement, je serais rentré droit à la maison pour me doucher et me changer, mais sachant ce qui m’attendait là-bas, j’avais préféré opter pour les traditionnelles crevettes au gruau de chez Mama’s. Et prendre un verre en même temps.
Ça faisait presque deux semaines qu’Olivia était arrivée et je n’arrivais pas à m’y faire. Après avoir laissé échapper par erreur que j’étais amoureux d’Abby, je m’étais enfui. J’avais fini par utiliser le téléphone du club de golf de Bloody Point pour appeler Pete afin qu’il vienne me chercher en bateau, et après que la tempête eut frappé, je n’étais pas retourné au cottage pendant deux jours.
Pete, béni soit son cœur de marin, n’avait posé aucune question, et j’avais dormi sur le canapé du capitaine du port.
Quand j’étais enfin revenu, Olivia n’avait pas dit un mot. Elle avait levé la tête, agenouillée sur le sol, entourée par le contenu d’une boîte trouvée dans le grenier ; papiers, livres, vieux jouets d’enfants.
Je n’étais jamais allé dans le grenier. J’avais trop peur de trouver des souvenirs d’Abby. La vision que je gardais d’elle à dix-huit ans était déjà gravée au fer rouge dans mon esprit ; je n’avais pas envie de savoir à quoi elle ressemblait quand elle était jeune et innocente.
Olivia m’avait observé lentement, des pieds à la tête, comme si j’étais un serpent qui s’était glissé sous la porte, puis, chantonnant doucement pour elle-même, elle était retournée à ses occupations.
J’avais tiré une chaise, m’étais assis, et je l’avais regardée pendant quelques minutes, sans comprendre pourquoi sa désapprobation m’embêtait tant. Je savais ce qu’elle faisait. Ses mots, son expression fermée, ses vêtements, tout était fait pour former une barrière qu’elle utilisait pour éloigner les autres. Comme ça, personne ne pourrait jamais être suffisamment proche d’elle pour la décevoir.
Ses cheveux noirs étaient attachés pour éviter de retomber sur son visage. On voyait ses racines blondes commencer à apparaître. Sous cet angle, sa mâchoire me rappelait tellement celle d’Abby que j’avais envie de tendre la main et de passer mes doigts le long de sa joue.
J’avais du mal à cerner cette fille. Elle était jeune, perdue, méfiante, sur la défensive. Elle aurait dû être lumineuse, belle, heureuse de vivre. Mais au lieu de ça, elle était venue se cacher ici, pour fuir je ne savais quoi.
Plusieurs possibilités me firent frissonner lorsqu’elles traversèrent mon esprit, et je les écartai immédiatement.
La culpabilité que j’éprouvais depuis six ans n’était rien comparée à celle qui me saisissait maintenant que la conséquence de mes actions, ou plutôt de mon inaction, était agenouillée devant moi. Cette fille était brisée. Il suffisait de voir sa méfiance, son attitude, sa peur, son anxiété. La façon dont elle cachait son évidente beauté derrière une teinture et un maquillage noir. Heureusement, elle avait arrêté de s’habiller tout en noir.
Olivia Baines avait besoin de quelque chose, et elle ne semblait absolument pas s’en rendre compte. Son besoin était tangible, presque vampirique ; une sorte de gouffre de solitude, énorme, pressant, qui m’attirait chaque fois que j’étais à ses côtés. Elle m’avait fait le même effet dès que je l’avais vue sur les quais, avant même de savoir qui elle était. De quoi avait-elle besoin ? De réconfort ? D’amour ? D’une figure parentale ? De mon sang ? Je n’en avais aucune idée. Mais j’étais la dernière personne à pouvoir les lui donner. Elle aurait plutôt dû être avec sa famille, ou quelque chose comme ça. Mais je n’avais pas du tout envie de l’expulser. C’était la petite sœur d’Abby.
De toute façon, elle ne voudrait pas partir. De ce que j’en savais, sa famille était complètement naze. Et je devais accepter que c’était en partie ma faute si elle était devenue comme ça.
Elle avait autant le droit d’être là que moi.
Et maintenant, on y était tous les deux.
À cohabiter dans une douleur infernale.
***
LE CINQUIÈME JOUR après son arrivée, lorsque Olivia se mit à nouveau à fouiller dans les boîtes, j’eus l’impression qu’elle cherchait quelque chose.
Cette nuit-là, je fus réveillé par un cri. Je bondis hors de mon lit et m’arrêtai devant sa porte. Mon premier instinct était d’entrer, mais j’entendis ensuite un faible gémissement et le bruit d’un flacon de pilules qu’on secouait. Je fis une pause pour reprendre ma respiration, le cœur tambourinant d’avoir réagi avec tant de vivacité. Je frappai doucement à sa porte, sans l’ouvrir.
— Ça va ?
— Oui. Va-t’en.
Son ton semblait calme, mais je sentais qu’elle avait du mal à le maîtriser.
Je serrai le poing pour éviter de tourner la poignée, et je posai mon front contre la porte, le temps que l’adrénaline se dissipe.
— Tu es sûre ? Tu veux que je t’apporte quelque chose ?
— Ça ira. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Malgré tout, je ne bougeai pas. C’était la plus longue conversation qu’on avait eue depuis des jours, et il y avait plusieurs centimètres de bois entre nous. Que ferait Abby si sa petite sœur faisait des cauchemars ? Ceci dit, si Abby était encore là, peut-être qu’elle n’en ferait pas du tout.
Les pilules d’Olivia ne dureraient pas éternellement. Je me demandais si elles étaient juste pour l’anxiété.
Les minutes passèrent.
Subitement, la porte s’ouvrit, et Olivia poussa un petit cri en me voyant, la main sur sa poitrine, agrippant son tee-shirt blanc. La lumière qui filtrait par la porte entrouverte illuminait sa petite silhouette, son long tee-shirt, ses jambes nues. En dépit de son expression choquée, l’épuisement était inscrit sur les traits de son visage, comme si elle s’était battue toute la nuit.
J’avais été penché vers l’avant, une main sur le chambranle de la porte ; aussitôt, je me redressai et je fis un pas en arrière.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur.
Ses yeux passèrent de la surprise à l’irritation, puis glissèrent de mon visage sur le reste de mon corps. Avec beaucoup de retard, je réalisai que je me tenais debout devant elle, vêtu simplement d’un boxer.
Je la vis déglutir avec difficulté. La peur était de retour sur ses traits, et sa respiration se bloqua.
Je me détournai et repris le chemin de ma chambre, puis fermai la porte et relâchai une profonde respiration. Laisser Olivia rester ici, ce n’était pas du tout la même chose que de laisser n’importe qui d’autre rester. C’était comme d’offrir l’hospitalité à toute une horde de démons qui attendaient d’être libérés.
***
MARJOE POSA LE verre d’eau déguisé en vodka devant moi. J’en bus une gorgée et je grimaçai.
— Pourquoi t’es si méchante avec moi, Marge ? grommelai-je, seulement à moitié sincère.
Cette femme était en gros devenue ma psychiatre de comptoir au cours de ces cinq dernières années, et je l’appréciais énormément. Marjoe, également surnommée Marge, avait connu mes meilleurs et mes pires moments. Elle m’avait connu quand j’étais encore mineur, effrayé, hanté par les souvenirs, essayant désespérément de devenir alcoolique, et elle connaissait également une version de moi un peu plus vieille, plus silencieuse, plus effacée, et dotée d’un poil plus de sagesse.
Et à présent, elle me voyait à nouveau en train de boire en pleine journée.
— Je préférerais que tu sois gentille avec moi, j’ai besoin de réconfort, dis-je.
Je parlais assez fort pour que Pete puisse m’entendre ; il était à côté de moi en train de regarder le tournoi de golf en Floride sur la télé derrière le bar. Aucune réaction.
— Ah, Tommy, mon chou. Dis-moi quand tu seras prêt à parler de ce qui te ronge. En attendant, plus d’alcool pour toi.
— Oh, Marge. Laisse-moi boire, marmonnai-je en lui adressant un petit clin d’œil. Je te dirai tout. Tu pourras me réconforter en me serrant contre ton énorme poitrine.
Cette fois, Pete me jeta un regard et haussa un sourcil.
Marjoe lâcha un petit ricanement amusé.
— Je n’ai rien contre le fait de te faire boire jusqu’à ce que tu finisses par me trouver jeune et jolie, mais je crois que ça risque de mal se terminer. Je suis trop mature pour toi, Thomas. Tu n’y survivrais pas.
— Allez, Pete ne le saura pas.
Je lui fis un grand sourire et posai les bras sur le bar, inspirant l’odeur des croquettes de maïs et des frites qui me parvenait de la porte ouverte, avant de me pencher vers elle en fronçant les sourcils d’un air faussement furieux. C’était notre petite plaisanterie habituelle, et ça m’aidait à détourner le sujet ; je n’avais pas envie qu’elle me pose des questions sur ce qui me tourmentait.
— Je suis sûr que moi, je serais capable de te survivre, chérie, intervint Pete en adressant un clin d’œil à Marjoe. Tu veux tester ? Laisse-moi m’occuper de toi, et tu verras, demain matin, tu auras oublié ton propre nom.
Le son du rire de Pete à sa propre blague parvint presque à étouffer le crissement de la porte en bois qui s’ouvrait. Mais ce dernier s’accompagna d’un rayon de lumière hivernale, et je jetai un regard à ma gauche. Une silhouette féminine entra, en même temps qu’un souffle d’air froid et iodé. Elle avait des jambes minces et découvertes. Il faisait beaucoup trop froid pour montrer autant de peau. Mes yeux s’ajustèrent à la lumière de l’extérieur qui m’éblouissait, et je me retrouvai en train de fixer Olivia, ses horribles cheveux noirs attachés en arrière, son visage de porcelaine et ses yeux bleu pâle, accusateurs, qui semblaient en avoir déjà trop vu pour leur âge.
Ma petite bulle de bonne humeur éclata instantanément.
La porte se referma derrière elle et elle resta là où elle était, balançant légèrement sur ses jambes pendant qu’elle regardait autour d’elle. Il lui faudrait un moment avant que ses yeux ne s’ajustent à la faible luminosité de l’intérieur. Je n’étais pas prêt pour ça – pas prêt à supporter les questions posées par les gens que j’avais appris à connaître sur l’île. Je devais prendre une décision, et vite. Pete et Olivia se reconnaîtraient. Mais pour l’instant, Pete ne savait pas ce qui nous liait l’un à l’autre.
Je décidai de quitter cet endroit au moment exact où ses yeux se posèrent sur moi, et je détournai le regard, mon tabouret raclant sur le sol.
— Faut que j’y aille, dis-je à Marjoe avant de taper Pete sur l’épaule.
J’espérais que mon départ et le fait que je l’ignorais suffiraient à faire comprendre à Olivia que je ne voulais pas être dérangé.
Traversant le restaurant à moitié vide, je remarquai Tyler Graham, assis à une table, qui fixait les jambes d’Olivia. Je n’avais même pas vu qu’il était là.
Je m’arrêtai.
— Salut, mec, lui dis-je pour l’obliger à détourner son regard d’elle. Je t’avais pas vu.
Je ne m’étais jamais montré aussi civil, et encore moins aussi amical, envers Tyler. Il avait à peu près mon âge, et c’était un immonde connard. Il se trouvait irrésistible aux yeux des femmes, dont la moitié ne remarquaient pas la lueur de folie qui brillait dans les siens. Je jetai un regard à Olivia, qui nous regardait alternativement, l’air confus. Merde.
Tyler détacha son regard d’Olivia, mais pas avant de lui avoir adressé un clin d’œil, puis leva les yeux vers moi.
— Quoi de neuf ? dit-il. Tu la connais ?
Il fit un geste du menton vers Olivia, tout en repoussant une longue mèche de cheveux noirs de son front.
Hmm… Une conversation avec Tyler. Comment j’en étais arrivé là ?
— Pas trop, éludai-je sans me retourner vers elle. Et elle est trop jeune pour toi. Alors, qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas censé être sur l’île de Hilton Head à vendre de l’herbe aux lycéens ?
Le père de Tyler avait une plantation sur Daufuskie, et il y faisait pousser des légumes bio qu’il vendait aux cuisines des hôtels de la côte. Mais je savais de source sûre qu’il y faisait également pousser une large récolte de cannabis. Et sans doute d’autres choses plus sérieuses.
Tyler m’adressa un grand sourire, sans paraître se soucier de me voir évoquer à voix haute son petit commerce illégal.
— Je prends un jour de congé. Et les lycéennes que je drague ne trouvent pas qu’elles sont trop jeunes pour moi, d’habitude, dit-il en se léchant les lèvres.
Connard, enfoiré, salaud, trou du cul. Je dus me forcer à penser à autant d’insultes que possible pour éviter de réagir.
Il continua :
— J’ai toujours envie de monter un partenariat avec toi et Pete. Ça pourrait vous rapporter gros.
Savannah avait les clients ; il avait la marchandise. La seule chose qui lui manquait, c’était un bateau de confiance, avec un commerce légitime, pour le transporter là-bas.
— Rêve toujours, dis-je avant de me diriger vers les toilettes.
Bon Dieu, ce type était un gros con. Mais il avait surtout désespérément envie de lancer son commerce sur Savannah. Et d’après mon expérience, les hommes désespérés faisaient beaucoup de choses impardonnables ; ce qui rendait Tyler dangereux à mes yeux. Et je réalisai, en jetant un regard à Olivia qui discutait avec Pete, que ça le rendait dangereux pour elle aussi.
En sortant des toilettes, je vis que Tyler avait changé de place et qu’il était maintenant accoudé au bar, en train de draguer Olivia. Merde. Et ce n’était même pas le plus surprenant ; ça, j’aurais pu m’y attendre. Non, le plus surprenant, c’était Olivia elle-même, méconnaissable, sûre d’elle, qui souriait, éclatait de rire, et qui coinçait ses cheveux derrière son oreille, le regard séducteur. Olivia était en train de flirter. Je n’avais jamais vu une telle transformation. Merde.
Je déglutis avant de me diriger vers eux.
Et là, putain de merde, elle tendit la main et la fit glisser sur le bras de Tyler. Si je lui disais qu’il fallait qu’on parte, tout le monde comprendrait immédiatement qu’on se connaissait plus qu’en passant. Il y aurait des rumeurs, des questions, des jugements. Et Tyler serait doublement intéressé.
Je me dirigeai vers le bar, à ma place habituelle, et je claquai ma main dessus avec force, faisant sursauter tout le monde.
— Désolé, marmonnai-je (sans être le moins du monde désolé).
— Allons nous asseoir quelque part où on pourra parler, murmura Tyler à Olivia.
Je serrai les dents et levai les yeux vers elle.
Elle me fixa pendant un instant de son regard pâle, puis haussa les épaules et adressa un sourire à Tyler.
— OK.
J’attendis qu’ils soient hors de portée de voix et je m’obligeai à détendre mes épaules contractées.
— J’ai besoin d’aide, murmurai-je à Pete et Marjoe. Il faut que je l’éloigne de Tyler.
— D’accord, ce garçon n’attire que des ennuis, mais pourquoi ça t’intéresse ? demanda Marge, qui n’était jamais du genre à tourner autour du pot.
— Je connais…
Ma gorge se serra.
Je n’avais parlé qu’une seule fois à Pete et Marjoe d’Abby et de ma situation par rapport au cottage, des années plus tôt, et nous n’en avions jamais reparlé.
Marjoe posa une main sur la mienne.
Je me raclai la gorge et repris, le visage en feu et les poumons comprimés :
— C’est la sœur d’Abby, Olivia.
Livvy, comme elle l’appelait. Je fermai les yeux.
Pete sursauta et jeta un regard par-dessus son épaule.
— Tu l’as reconnue sur le bateau, fiston ? Pourquoi t’as rien dit ?
— Je ne l’ai pas reconnue. Enfin, pas tout de suite. Elle n’avait que onze ou douze ans la dernière fois que je l’ai vue. Je crois. Et la couleur de ses cheveux… Enfin, j’étais vraiment choqué, et je ne savais pas quoi dire…
C’était ses yeux que je n’avais jamais oubliés.
Marge me serra brièvement la main et me relâcha avant de me mettre mal à l’aise.
— Pete m’a dit qu’elle semblait un peu perdue. Elle reste au cottage avec toi, alors.
Ce n’était même pas une question.
— Elle sait qui tu es ? ajouta Marge en fronçant les sourcils.
Je secouai la tête en signe de dénégation.
— Je pensais que oui, mais en fait non. Elle pense que je suis le gardien du cottage.
Peter haussa les sourcils.
— Je sais, dis-je. Je finirai par lui dire.
La voix de Marjoe, rauque à cause du tabac, retentit à l’unisson avec la paume qu’elle claqua sur le bar usé. Le son résonna dans la pièce, grande et mal éclairée, avec son toit en métal et ses murs en béton, rendus poussiéreux par le sable qui s’infiltrait de l’extérieur.
— Je reconnais les débuts d’une cuite quand j’en vois une. À trois heures, tu sors d’ici.
Tirant son prénom à la fois de son père et de sa mère, Marjoe avait les cheveux blonds striés de gris, et son visage marqué m’apparut flou un moment, alors que je tentais de sortir de ma rêverie. Elle avait raison. J’avais assez bu. Le problème, c’était que je n’avais pas l’impression d’avoir bu suffisamment pour oublier la réalité de mon passé qui me rattrapait. J’avais les fesses engourdies d’être assis sur le tabouret au bar depuis qu’il avait ouvert, sur le coup de midi.
— OK. Donne-moi de l’eau. Des glaçons, du citron, et une petite paille pour que je puisse faire semblant de boire de la vodka.
Je lui adressai un clin d’œil.
— Et tu pues, ajouta-t-elle. T’es allé aider Pete ce matin ?
Je hochai la tête. Normalement, je serais rentré droit à la maison pour me doucher et me changer, mais sachant ce qui m’attendait là-bas, j’avais préféré opter pour les traditionnelles crevettes au gruau de chez Mama’s. Et prendre un verre en même temps.
Ça faisait presque deux semaines qu’Olivia était arrivée et je n’arrivais pas à m’y faire. Après avoir laissé échapper par erreur que j’étais amoureux d’Abby, je m’étais enfui. J’avais fini par utiliser le téléphone du club de golf de Bloody Point pour appeler Pete afin qu’il vienne me chercher en bateau, et après que la tempête eut frappé, je n’étais pas retourné au cottage pendant deux jours.
Pete, béni soit son cœur de marin, n’avait posé aucune question, et j’avais dormi sur le canapé du capitaine du port.
Quand j’étais enfin revenu, Olivia n’avait pas dit un mot. Elle avait levé la tête, agenouillée sur le sol, entourée par le contenu d’une boîte trouvée dans le grenier ; papiers, livres, vieux jouets d’enfants.
Je n’étais jamais allé dans le grenier. J’avais trop peur de trouver des souvenirs d’Abby. La vision que je gardais d’elle à dix-huit ans était déjà gravée au fer rouge dans mon esprit ; je n’avais pas envie de savoir à quoi elle ressemblait quand elle était jeune et innocente.
Olivia m’avait observé lentement, des pieds à la tête, comme si j’étais un serpent qui s’était glissé sous la porte, puis, chantonnant doucement pour elle-même, elle était retournée à ses occupations.
J’avais tiré une chaise, m’étais assis, et je l’avais regardée pendant quelques minutes, sans comprendre pourquoi sa désapprobation m’embêtait tant. Je savais ce qu’elle faisait. Ses mots, son expression fermée, ses vêtements, tout était fait pour former une barrière qu’elle utilisait pour éloigner les autres. Comme ça, personne ne pourrait jamais être suffisamment proche d’elle pour la décevoir.
Ses cheveux noirs étaient attachés pour éviter de retomber sur son visage. On voyait ses racines blondes commencer à apparaître. Sous cet angle, sa mâchoire me rappelait tellement celle d’Abby que j’avais envie de tendre la main et de passer mes doigts le long de sa joue.
J’avais du mal à cerner cette fille. Elle était jeune, perdue, méfiante, sur la défensive. Elle aurait dû être lumineuse, belle, heureuse de vivre. Mais au lieu de ça, elle était venue se cacher ici, pour fuir je ne savais quoi.
Plusieurs possibilités me firent frissonner lorsqu’elles traversèrent mon esprit, et je les écartai immédiatement.
La culpabilité que j’éprouvais depuis six ans n’était rien comparée à celle qui me saisissait maintenant que la conséquence de mes actions, ou plutôt de mon inaction, était agenouillée devant moi. Cette fille était brisée. Il suffisait de voir sa méfiance, son attitude, sa peur, son anxiété. La façon dont elle cachait son évidente beauté derrière une teinture et un maquillage noir. Heureusement, elle avait arrêté de s’habiller tout en noir.
Olivia Baines avait besoin de quelque chose, et elle ne semblait absolument pas s’en rendre compte. Son besoin était tangible, presque vampirique ; une sorte de gouffre de solitude, énorme, pressant, qui m’attirait chaque fois que j’étais à ses côtés. Elle m’avait fait le même effet dès que je l’avais vue sur les quais, avant même de savoir qui elle était. De quoi avait-elle besoin ? De réconfort ? D’amour ? D’une figure parentale ? De mon sang ? Je n’en avais aucune idée. Mais j’étais la dernière personne à pouvoir les lui donner. Elle aurait plutôt dû être avec sa famille, ou quelque chose comme ça. Mais je n’avais pas du tout envie de l’expulser. C’était la petite sœur d’Abby.
De toute façon, elle ne voudrait pas partir. De ce que j’en savais, sa famille était complètement naze. Et je devais accepter que c’était en partie ma faute si elle était devenue comme ça.
Elle avait autant le droit d’être là que moi.
Et maintenant, on y était tous les deux.
À cohabiter dans une douleur infernale.
***
LE CINQUIÈME JOUR après son arrivée, lorsque Olivia se mit à nouveau à fouiller dans les boîtes, j’eus l’impression qu’elle cherchait quelque chose.
Cette nuit-là, je fus réveillé par un cri. Je bondis hors de mon lit et m’arrêtai devant sa porte. Mon premier instinct était d’entrer, mais j’entendis ensuite un faible gémissement et le bruit d’un flacon de pilules qu’on secouait. Je fis une pause pour reprendre ma respiration, le cœur tambourinant d’avoir réagi avec tant de vivacité. Je frappai doucement à sa porte, sans l’ouvrir.
— Ça va ?
— Oui. Va-t’en.
Son ton semblait calme, mais je sentais qu’elle avait du mal à le maîtriser.
Je serrai le poing pour éviter de tourner la poignée, et je posai mon front contre la porte, le temps que l’adrénaline se dissipe.
— Tu es sûre ? Tu veux que je t’apporte quelque chose ?
— Ça ira. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Malgré tout, je ne bougeai pas. C’était la plus longue conversation qu’on avait eue depuis des jours, et il y avait plusieurs centimètres de bois entre nous. Que ferait Abby si sa petite sœur faisait des cauchemars ? Ceci dit, si Abby était encore là, peut-être qu’elle n’en ferait pas du tout.
Les pilules d’Olivia ne dureraient pas éternellement. Je me demandais si elles étaient juste pour l’anxiété.
Les minutes passèrent.
Subitement, la porte s’ouvrit, et Olivia poussa un petit cri en me voyant, la main sur sa poitrine, agrippant son tee-shirt blanc. La lumière qui filtrait par la porte entrouverte illuminait sa petite silhouette, son long tee-shirt, ses jambes nues. En dépit de son expression choquée, l’épuisement était inscrit sur les traits de son visage, comme si elle s’était battue toute la nuit.
J’avais été penché vers l’avant, une main sur le chambranle de la porte ; aussitôt, je me redressai et je fis un pas en arrière.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur.
Ses yeux passèrent de la surprise à l’irritation, puis glissèrent de mon visage sur le reste de mon corps. Avec beaucoup de retard, je réalisai que je me tenais debout devant elle, vêtu simplement d’un boxer.
Je la vis déglutir avec difficulté. La peur était de retour sur ses traits, et sa respiration se bloqua.
Je me détournai et repris le chemin de ma chambre, puis fermai la porte et relâchai une profonde respiration. Laisser Olivia rester ici, ce n’était pas du tout la même chose que de laisser n’importe qui d’autre rester. C’était comme d’offrir l’hospitalité à toute une horde de démons qui attendaient d’être libérés.
***
MARJOE POSA LE verre d’eau déguisé en vodka devant moi. J’en bus une gorgée et je grimaçai.
— Pourquoi t’es si méchante avec moi, Marge ? grommelai-je, seulement à moitié sincère.
Cette femme était en gros devenue ma psychiatre de comptoir au cours de ces cinq dernières années, et je l’appréciais énormément. Marjoe, également surnommée Marge, avait connu mes meilleurs et mes pires moments. Elle m’avait connu quand j’étais encore mineur, effrayé, hanté par les souvenirs, essayant désespérément de devenir alcoolique, et elle connaissait également une version de moi un peu plus vieille, plus silencieuse, plus effacée, et dotée d’un poil plus de sagesse.
Et à présent, elle me voyait à nouveau en train de boire en pleine journée.
— Je préférerais que tu sois gentille avec moi, j’ai besoin de réconfort, dis-je.
Je parlais assez fort pour que Pete puisse m’entendre ; il était à côté de moi en train de regarder le tournoi de golf en Floride sur la télé derrière le bar. Aucune réaction.
— Ah, Tommy, mon chou. Dis-moi quand tu seras prêt à parler de ce qui te ronge. En attendant, plus d’alcool pour toi.
— Oh, Marge. Laisse-moi boire, marmonnai-je en lui adressant un petit clin d’œil. Je te dirai tout. Tu pourras me réconforter en me serrant contre ton énorme poitrine.
Cette fois, Pete me jeta un regard et haussa un sourcil.
Marjoe lâcha un petit ricanement amusé.
— Je n’ai rien contre le fait de te faire boire jusqu’à ce que tu finisses par me trouver jeune et jolie, mais je crois que ça risque de mal se terminer. Je suis trop mature pour toi, Thomas. Tu n’y survivrais pas.
— Allez, Pete ne le saura pas.
Je lui fis un grand sourire et posai les bras sur le bar, inspirant l’odeur des croquettes de maïs et des frites qui me parvenait de la porte ouverte, avant de me pencher vers elle en fronçant les sourcils d’un air faussement furieux. C’était notre petite plaisanterie habituelle, et ça m’aidait à détourner le sujet ; je n’avais pas envie qu’elle me pose des questions sur ce qui me tourmentait.
— Je suis sûr que moi, je serais capable de te survivre, chérie, intervint Pete en adressant un clin d’œil à Marjoe. Tu veux tester ? Laisse-moi m’occuper de toi, et tu verras, demain matin, tu auras oublié ton propre nom.
Le son du rire de Pete à sa propre blague parvint presque à étouffer le crissement de la porte en bois qui s’ouvrait. Mais ce dernier s’accompagna d’un rayon de lumière hivernale, et je jetai un regard à ma gauche. Une silhouette féminine entra, en même temps qu’un souffle d’air froid et iodé. Elle avait des jambes minces et découvertes. Il faisait beaucoup trop froid pour montrer autant de peau. Mes yeux s’ajustèrent à la lumière de l’extérieur qui m’éblouissait, et je me retrouvai en train de fixer Olivia, ses horribles cheveux noirs attachés en arrière, son visage de porcelaine et ses yeux bleu pâle, accusateurs, qui semblaient en avoir déjà trop vu pour leur âge.
Ma petite bulle de bonne humeur éclata instantanément.
La porte se referma derrière elle et elle resta là où elle était, balançant légèrement sur ses jambes pendant qu’elle regardait autour d’elle. Il lui faudrait un moment avant que ses yeux ne s’ajustent à la faible luminosité de l’intérieur. Je n’étais pas prêt pour ça – pas prêt à supporter les questions posées par les gens que j’avais appris à connaître sur l’île. Je devais prendre une décision, et vite. Pete et Olivia se reconnaîtraient. Mais pour l’instant, Pete ne savait pas ce qui nous liait l’un à l’autre.
Je décidai de quitter cet endroit au moment exact où ses yeux se posèrent sur moi, et je détournai le regard, mon tabouret raclant sur le sol.
— Faut que j’y aille, dis-je à Marjoe avant de taper Pete sur l’épaule.
J’espérais que mon départ et le fait que je l’ignorais suffiraient à faire comprendre à Olivia que je ne voulais pas être dérangé.
Traversant le restaurant à moitié vide, je remarquai Tyler Graham, assis à une table, qui fixait les jambes d’Olivia. Je n’avais même pas vu qu’il était là.
Je m’arrêtai.
— Salut, mec, lui dis-je pour l’obliger à détourner son regard d’elle. Je t’avais pas vu.
Je ne m’étais jamais montré aussi civil, et encore moins aussi amical, envers Tyler. Il avait à peu près mon âge, et c’était un immonde connard. Il se trouvait irrésistible aux yeux des femmes, dont la moitié ne remarquaient pas la lueur de folie qui brillait dans les siens. Je jetai un regard à Olivia, qui nous regardait alternativement, l’air confus. Merde.
Tyler détacha son regard d’Olivia, mais pas avant de lui avoir adressé un clin d’œil, puis leva les yeux vers moi.
— Quoi de neuf ? dit-il. Tu la connais ?
Il fit un geste du menton vers Olivia, tout en repoussant une longue mèche de cheveux noirs de son front.
Hmm… Une conversation avec Tyler. Comment j’en étais arrivé là ?
— Pas trop, éludai-je sans me retourner vers elle. Et elle est trop jeune pour toi. Alors, qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas censé être sur l’île de Hilton Head à vendre de l’herbe aux lycéens ?
Le père de Tyler avait une plantation sur Daufuskie, et il y faisait pousser des légumes bio qu’il vendait aux cuisines des hôtels de la côte. Mais je savais de source sûre qu’il y faisait également pousser une large récolte de cannabis. Et sans doute d’autres choses plus sérieuses.
Tyler m’adressa un grand sourire, sans paraître se soucier de me voir évoquer à voix haute son petit commerce illégal.
— Je prends un jour de congé. Et les lycéennes que je drague ne trouvent pas qu’elles sont trop jeunes pour moi, d’habitude, dit-il en se léchant les lèvres.
Connard, enfoiré, salaud, trou du cul. Je dus me forcer à penser à autant d’insultes que possible pour éviter de réagir.
Il continua :
— J’ai toujours envie de monter un partenariat avec toi et Pete. Ça pourrait vous rapporter gros.
Savannah avait les clients ; il avait la marchandise. La seule chose qui lui manquait, c’était un bateau de confiance, avec un commerce légitime, pour le transporter là-bas.
— Rêve toujours, dis-je avant de me diriger vers les toilettes.
Bon Dieu, ce type était un gros con. Mais il avait surtout désespérément envie de lancer son commerce sur Savannah. Et d’après mon expérience, les hommes désespérés faisaient beaucoup de choses impardonnables ; ce qui rendait Tyler dangereux à mes yeux. Et je réalisai, en jetant un regard à Olivia qui discutait avec Pete, que ça le rendait dangereux pour elle aussi.
En sortant des toilettes, je vis que Tyler avait changé de place et qu’il était maintenant accoudé au bar, en train de draguer Olivia. Merde. Et ce n’était même pas le plus surprenant ; ça, j’aurais pu m’y attendre. Non, le plus surprenant, c’était Olivia elle-même, méconnaissable, sûre d’elle, qui souriait, éclatait de rire, et qui coinçait ses cheveux derrière son oreille, le regard séducteur. Olivia était en train de flirter. Je n’avais jamais vu une telle transformation. Merde.
Je déglutis avant de me diriger vers eux.
Et là, putain de merde, elle tendit la main et la fit glisser sur le bras de Tyler. Si je lui disais qu’il fallait qu’on parte, tout le monde comprendrait immédiatement qu’on se connaissait plus qu’en passant. Il y aurait des rumeurs, des questions, des jugements. Et Tyler serait doublement intéressé.
Je me dirigeai vers le bar, à ma place habituelle, et je claquai ma main dessus avec force, faisant sursauter tout le monde.
— Désolé, marmonnai-je (sans être le moins du monde désolé).
— Allons nous asseoir quelque part où on pourra parler, murmura Tyler à Olivia.
Je serrai les dents et levai les yeux vers elle.
Elle me fixa pendant un instant de son regard pâle, puis haussa les épaules et adressa un sourire à Tyler.
— OK.
J’attendis qu’ils soient hors de portée de voix et je m’obligeai à détendre mes épaules contractées.
— J’ai besoin d’aide, murmurai-je à Pete et Marjoe. Il faut que je l’éloigne de Tyler.
— D’accord, ce garçon n’attire que des ennuis, mais pourquoi ça t’intéresse ? demanda Marge, qui n’était jamais du genre à tourner autour du pot.
— Je connais…
Ma gorge se serra.
Je n’avais parlé qu’une seule fois à Pete et Marjoe d’Abby et de ma situation par rapport au cottage, des années plus tôt, et nous n’en avions jamais reparlé.
Marjoe posa une main sur la mienne.
Je me raclai la gorge et repris, le visage en feu et les poumons comprimés :
— C’est la sœur d’Abby, Olivia.
Livvy, comme elle l’appelait. Je fermai les yeux.
Pete sursauta et jeta un regard par-dessus son épaule.
— Tu l’as reconnue sur le bateau, fiston ? Pourquoi t’as rien dit ?
— Je ne l’ai pas reconnue. Enfin, pas tout de suite. Elle n’avait que onze ou douze ans la dernière fois que je l’ai vue. Je crois. Et la couleur de ses cheveux… Enfin, j’étais vraiment choqué, et je ne savais pas quoi dire…
C’était ses yeux que je n’avais jamais oubliés.
Marge me serra brièvement la main et me relâcha avant de me mettre mal à l’aise.
— Pete m’a dit qu’elle semblait un peu perdue. Elle reste au cottage avec toi, alors.
Ce n’était même pas une question.
— Elle sait qui tu es ? ajouta Marge en fronçant les sourcils.
Je secouai la tête en signe de dénégation.
— Je pensais que oui, mais en fait non. Elle pense que je suis le gardien du cottage.
Peter haussa les sourcils.
— Je sais, dis-je. Je finirai par lui dire.