Chapitre Trois - Des Etoiles Dans la Mer
— COMMENT VOUS CONNAISSEZ mon nom ? demandai-je.
Peut-être qu’il était là pour garder la maison ?
— Tu es la petite sœur d’Abby.
Ce fut un choc terrible d’entendre le nom de ma sœur sortir de la bouche de cet inconnu.
Il resta immobile, ses jambes musclées fermement plantées au sol, les bras croisés sur sa chemise à carreaux. Il avait l’air imposant. Presque sauvage.
— Si vous savez qui je suis, pourquoi vous n’avez rien dit sur la route ? Ou même sur le bateau ?
Il pencha la tête sur le côté, une mèche de cheveux brun clair tombant sur son visage, et lâcha un soupir hésitant que je pouvais entendre de là où je me tenais.
— Pourquoi tu n’entrerais pas ?
Sa phrase n’avait pas l’inflexion d’une question.
Ça ressemblait plutôt à de la résignation.
Il se détourna et entra à l’intérieur.
Des tas de questions et de vagues fragments de souvenirs tournaient en boucle dans mon esprit, trop disjoints pour que j’arrive à les saisir. Pendant un instant, je restai là, plantée devant le petit cottage qui recelait tant de mystères. Cet homme connaissait Abby ? Est-ce qu’il la connaissait personnellement, ou est-ce qu’il en avait juste entendu parler ? Il avait l’air vaguement familier ; je l’avais peut-être aperçu sur l’île quand j’étais petite.
C’était peut-être un tueur en série qui cherchait à se cacher. D’un autre côté, je ne pouvais pas trop le juger, puisque moi aussi, je voulais éviter qu’on me retrouve.
Une bourrasque d’air froid me fit frissonner, et mon estomac lâcha un grognement féroce. Je montai les marches tout en observant ce qui se trouvait autour de moi. Le fauteuil à bascule en osier blanc de ma grand-mère était toujours là ; le coussin avait complètement perdu ses couleurs et la peinture, devenue légèrement grise, s’écaillait.
— Tu comptes rester là dehors toute la journée ? dit-il. On dirait un dieu de la mort. Pourquoi t’es habillée tout en noir ?
Je serrai les dents pour ravaler mon irritation et je poussai la porte-moustiquaire, prête à entrer dans la maison de mes souvenirs. Je laissai tomber mon sac à dos à mes pieds, sur le plancher chaleureux. L’odeur était à la fois identique et différente. Du cèdre, mais avec aussi un petit parfum de citron. La pièce qui faisait office de cuisine et de salon, protégée de murs en bois blanchis à la chaux, paraissait toute petite à cause de l’énorme table de bois couverte de marques qui faisait également office de plan de travail. À la fenêtre pendait toujours une corde décorée de coquillages que j’avais ramassés avec Abby au cours d’un été. Il manquait le désordre et les petites touches florales que j’associais avec tous mes bons souvenirs de l’endroit, mais dans l’ensemble, c’était assez proche. Des vagues d’émotions contradictoires me submergèrent ; mon cœur se serra et mes yeux se remirent à picoter. Quand j’essayai de prendre une inspiration, elle se bloqua dans ma gorge. Je ne pouvais pas pleurer, je ne voulais pas pleurer, mais je n’arrivais pas à refouler mon émotion. Le soulagement de me trouver ici, ainsi que le souvenir terrible de tout ce que j’avais perdu depuis la dernière fois que j’étais venue, me frappèrent au ventre avec force. Et j’étais fatiguée. Si fatiguée. J’essayai de me contrôler, mais ma respiration ressembla à un sanglot lorsque je la relâchai.
Des bras forts s’emparèrent des miens et me guidèrent vers un fauteuil. Je les repoussai. Tout ce que je voulais, c’était être seule ici, et je ne pouvais pas.
— Il faut que je m’allonge, et toi… il faut que tu partes, dis-je sans lever la tête.
Je me relevai et me dirigeai vers la chambre sur la droite où Abby et moi dormions avant. Il me sembla l’entendre répondre quelque chose derrière moi.
— Je ne peux pas.
Ça m’était bien égal que les lits aient des draps ou non. Il fallait que je me couche. En m’effondrant dans un des lits jumeaux que je partageais autrefois avec ma sœur, je réalisai que c’était probablement dans cette pièce qu’il dormait. Les lits étaient ramenés l’un contre l’autre ; le plus proche avait des draps blancs froissés et une couverture bleu marine. La vision était trop tentante, trop attirante, et je me glissai dans ce cocon à l’odeur épicée sans même prendre la peine d’enlever mes bottes. Puis je sombrai dans le néant.
***
LA LUMIÈRE FRAPPAIT mes paupières de façon incessante. Irrégulière. Une ombre, donc. Le soleil, peut-être. Le soleil. Je n’avais pas vu la lumière du soleil depuis si longtemps. Du moins, pas de la façon dont je l’aurais voulu, en tout cas : glissant entre les branches des arbres, tachetant le sol, apportant un espoir de printemps.
Je m’étais réveillée pendant la nuit, quelques heures plus tôt, désorientée, essayant de retrouver de la familiarité dans des draps à l’odeur inconnue, dans une pièce que j’avais du mal à distinguer dans le noir. Puis je m’étais souvenue de ma fuite, de mon épuisant voyage en train, de ma crise de panique et de l’inconnu dans ma maison, et j’avais réussi à me rappeler que je m’étais effondrée dans la chambre. Mais l’épuisement n’avait pas tardé à me reprendre et je m’étais à nouveau endormie, enveloppée par l’odeur masculine des draps.
À présent, même si j’étais réveillée, je gardai les yeux fermés. Mais il faisait jour. Et il y avait une odeur de nourriture. Des toasts, peut-être. Mon estomac était si vide qu’il n’arrivait même pas à grogner, mais je ressentais sa douleur sourde, et je savais qu’il fallait que je mange. Et que je boive. J’avais si soif ! Mais par-dessus, je voulais rester comme ça, et ne plus bouger. Ne pas avoir à chercher qui était Tommy. La théorie du gardien était la plus plausible, et elle expliquait tout à fait pourquoi il me paraissait familier, ainsi que les bouts de souvenirs qui me revenaient en tête. Il avait l’air plus vieux que moi, probablement un peu moins de la trentaine. S’il habitait l’île depuis longtemps, ça expliquait également comment il me connaissait, et pourquoi il se souvenait de moi bien mieux que moi de lui.
J’ouvris les yeux petit à petit. Ici, les murs de bois étaient vierges de peinture ; la lumière du soleil se glissait dessus à travers la fenêtre, où la brise faisait osciller les branches des pins et de l’énorme chêne dans lequel je grimpais étant enfant. Contre le mur, il y avait une commode, à côté d’un très vieux bureau et d’une lampe. Il y avait sur le bureau des tas de papiers désordonnés et la vieille machine à écrire dont je me souvenais. Mais à présent, un câble blanc d’ordinateur portable se faufilait à travers le chaos, sa tête métallique suspendue dans le vide, une touche de modernité presque incongrue dans ce tableau.
Je me redressai, curieuse, et balançai mes jambes par-dessus le bord du lit avant de m’étirer le dos et les bras. Puis je traversai la pièce, le plancher craquant sous mes pas, jusqu’à atteindre le bureau pour jeter un œil aux papiers. On aurait dit une sorte de manuscrit. Baissant les yeux, je réalisai soudain que j’étais en collants ; je ne portais plus mes bottes. Pourtant, je n’avais pas le souvenir de les avoir enlevées.
Des coups secs résonnèrent à la porte. Je me tournai vers elle juste au moment où elle s’ouvrit.
Il était là, grand et imposant, vêtu d’un jean usé et d’un pull sombre. Bien entendu, il ne dit pas "désolé de te déranger" ou même "bonjour" ; c’était probablement trop normal pour lui.
Seuls ses yeux et ses mains étaient visibles, avec sa barbe immense et ses longues manches. Pendant un instant, je songeai qu’il essayait de se cacher. Puis l’idée disparut, remplacée par des questions que je ne lui posai pas, évidemment.
Ses yeux bruns m’observèrent un instant, puis il baissa le regard vers le bureau, avant de le relever vers moi, les sourcils froncés. De toute évidence, il n’appréciait pas que je fouille dans ses affaires.
Je détournai le regard avant de me sentir trop mal à l’aise et je remarquai mes bottes noires posées de façon ordonnée contre le mur, près de la porte. Oh, non. Il n’avait quand même pas fait ça !
Je m’attendais à ce qu’il dise quelque chose. Je croisai les bras, mais pour toute réponse, il serra un peu plus fort la poignée de porte.
— J’aimerais bien que tu ne viennes pas dans ma chambre quand je dors, dis-je finalement, avec la voix rauque de sommeil.
Il plissa les yeux.
— En fait, c’est ma chambre, et tu es réveillée, visiblement.
— Je parle du fait que tu m’aies enlevé mes bottes ! m’exclamai-je, irritée.
Il haussa les épaules et se détourna.
— Je me disais que ce serait moins inconfortable. Je t’attends dans la cuisine.
Eh ben, ça commence bien.
Après avoir localisé mon sac à dos, qui se trouvait près du lit, je fouillai dedans pour en sortir ma brosse à dents, puis je me dirigeai vers la petite salle de bains au bout du couloir. C’était peut-être ridicule, mais je voulais avoir une haleine fraîche avant d’essayer de convaincre quelqu’un de foutre le camp de chez moi.
Je fis un pas sur le carrelage noir et blanc et fermai la porte derrière moi ; l’odeur ici était la même que celle des draps. La douche m’appelait ; l’attraction de l’eau chaude et de la propreté était trop forte. Après tout, la conversation pourrait bien attendre quelques minutes. Je me déshabillai, puis je mis la douche en marche avant d’entrer dans la baignoire à pieds. Je me frottai des pieds à la tête avec un petit savon blanc ; j’avais désespérément envie de lui voler un peu de shampooing, mais je résistai.
Quand vint le moment de me laver les dents, en revanche, je ne parvins pas à résister lorsque je me penchai hors de la douche et que je vis le tube de dentifrice écrasé sur un coin du lavabo. Je le pris dans la douche avec moi et je me brossai les dents pendant plus de cinq minutes – c’était tellement agréable de sentir qu’elles étaient toutes nettes quand je passais ma langue dessus.
Et brusquement, je n’eus plus aucun scrupule à utiliser le reste de ses affaires. J’attrapai le shampooing et je le fis mousser ; j’allai même jusqu’à regarder autour du rideau de douche s’il y avait un rasoir. Il n’y en avait pas, évidemment. Je levai les yeux au ciel en repensant à sa barbe de sauvage. Pourquoi il la gardait, d’abord ? Qui se laissait pousser une barbe pareille, de nos jours ? On n’était pas dans Forrest Gump. Et il n’était pas non plus un vieux pêcheur bourru comme Pete. Il avait l’air trop jeune pour avoir une barbe. Mais qu’est-ce que j’en savais, après tout ? Il avait l’air d’avoir dix ans de plus que moi, et quand on vivait reclus sur une île, peut-être qu’on finissait par se moquer complètement de son apparence. Ou alors, il ne voulait pas que les autres voient son visage.
Ou bien il ne voulait pas voir son propre visage.
Cette réflexion me figea un instant, puis je secouai la tête. L’eau était devenue froide ; je l’arrêtai et j’attrapai une serviette bleue qui me paraissait familière. Il y en avait deux sur le porte-serviettes ; c’était celle qui paraissait la plus sèche. Elle était fine, vieille et rêche, mais le contact sur ma peau était agréable. Je n’avais pas envie de remettre mes vêtements sales, mais je n’avais pas apporté grand-chose, et mon jean de rechange était fourré dans mon sac à dos, dans l’autre pièce. Très malin. Il faudrait que je trouve des vêtements. J’attrapai mes sous-vêtements et je les nettoyai avec du savon dans le lavabo. Pendant un instant, je me demandai où je pourrais les mettre à sécher, puis je décidai de les accrocher au pommeau de douche, qui selon toute probabilité ne serait plus utilisé avant le lendemain. Je viendrais les rechercher dans la soirée.
Après avoir fermement serré la serviette autour de moi, j’ouvris doucement la porte de la salle de bains, mes habits roulés en boule contre ma poitrine en guise de bouclier. Le champ était libre – pas d’étrange gardien en vue. Je me faufilai jusqu’à la porte de la chambre ouverte et poussai un glapissement lorsque je tombai nez à nez avec lui ; il tenait dans ses bras les papiers récupérés sur le bureau.
Tout comme moi, il se figea un instant, puis, évidemment, parce que c’était un homme, ses yeux glissèrent le long de ma serviette ; lorsqu’il réalisa ce qu’il était en train de faire, son regard remonta d’un coup vers mon visage.
Un frisson me parcourut. Les hommes étaient si prévisibles, c’était lassant. Et dire que j’étais là, seule sur une île à moitié déserte, avec un homme étrange dans ma maison. Je m’obligeai à déglutir pour me débarrasser de la boule dans ma gorge avant de prendre la parole d’un ton que j’espérais calme :
— Excuse-moi, mais est-ce que tu pourrais sortir de ma chambre ?
Il fit un pas sur le côté, toujours à l’intérieur de la pièce, sans répondre.
S’il s’attendait à ce que j’entre alors qu’il était encore là, à occuper tout l’espace, il se mettait le doigt dans l’œil. Je reculai d’un pas à la place, et il leva les yeux au ciel avant de passer à côté de moi et de remonter le couloir qui menait à la cuisine. Le tout sans dire un mot, mais sa communication non-verbale était très claire malgré tout. Lui : trop vieux pour ces conneries. Moi : petite gamine stupide.
Je me précipitai à l’intérieur et claquai la porte. Dommage qu’il n’y ait pas de serrure. Après avoir laissé tomber ma pile de vêtements dans un coin, je me dépêchai de sortir mon jean de mon sac, ainsi qu’un tee-shirt blanc. Comme mon soutien-gorge était en train de sécher dans la salle de bains avec mon string, j’enfilai à nouveau mon sweat-shirt à capuche pour masquer les formes de mon corps. Je passai un coup de brosse dans mes cheveux humides, regrettant terriblement qu’il n’y ait pas eu d’après-shampooing dans la salle de bains, et après les avoir essorés le plus possible, je les nouai en queue de cheval.
Puis, pieds nus, je me dirigeai vers la cuisine.
Peut-être qu’il était là pour garder la maison ?
— Tu es la petite sœur d’Abby.
Ce fut un choc terrible d’entendre le nom de ma sœur sortir de la bouche de cet inconnu.
Il resta immobile, ses jambes musclées fermement plantées au sol, les bras croisés sur sa chemise à carreaux. Il avait l’air imposant. Presque sauvage.
— Si vous savez qui je suis, pourquoi vous n’avez rien dit sur la route ? Ou même sur le bateau ?
Il pencha la tête sur le côté, une mèche de cheveux brun clair tombant sur son visage, et lâcha un soupir hésitant que je pouvais entendre de là où je me tenais.
— Pourquoi tu n’entrerais pas ?
Sa phrase n’avait pas l’inflexion d’une question.
Ça ressemblait plutôt à de la résignation.
Il se détourna et entra à l’intérieur.
Des tas de questions et de vagues fragments de souvenirs tournaient en boucle dans mon esprit, trop disjoints pour que j’arrive à les saisir. Pendant un instant, je restai là, plantée devant le petit cottage qui recelait tant de mystères. Cet homme connaissait Abby ? Est-ce qu’il la connaissait personnellement, ou est-ce qu’il en avait juste entendu parler ? Il avait l’air vaguement familier ; je l’avais peut-être aperçu sur l’île quand j’étais petite.
C’était peut-être un tueur en série qui cherchait à se cacher. D’un autre côté, je ne pouvais pas trop le juger, puisque moi aussi, je voulais éviter qu’on me retrouve.
Une bourrasque d’air froid me fit frissonner, et mon estomac lâcha un grognement féroce. Je montai les marches tout en observant ce qui se trouvait autour de moi. Le fauteuil à bascule en osier blanc de ma grand-mère était toujours là ; le coussin avait complètement perdu ses couleurs et la peinture, devenue légèrement grise, s’écaillait.
— Tu comptes rester là dehors toute la journée ? dit-il. On dirait un dieu de la mort. Pourquoi t’es habillée tout en noir ?
Je serrai les dents pour ravaler mon irritation et je poussai la porte-moustiquaire, prête à entrer dans la maison de mes souvenirs. Je laissai tomber mon sac à dos à mes pieds, sur le plancher chaleureux. L’odeur était à la fois identique et différente. Du cèdre, mais avec aussi un petit parfum de citron. La pièce qui faisait office de cuisine et de salon, protégée de murs en bois blanchis à la chaux, paraissait toute petite à cause de l’énorme table de bois couverte de marques qui faisait également office de plan de travail. À la fenêtre pendait toujours une corde décorée de coquillages que j’avais ramassés avec Abby au cours d’un été. Il manquait le désordre et les petites touches florales que j’associais avec tous mes bons souvenirs de l’endroit, mais dans l’ensemble, c’était assez proche. Des vagues d’émotions contradictoires me submergèrent ; mon cœur se serra et mes yeux se remirent à picoter. Quand j’essayai de prendre une inspiration, elle se bloqua dans ma gorge. Je ne pouvais pas pleurer, je ne voulais pas pleurer, mais je n’arrivais pas à refouler mon émotion. Le soulagement de me trouver ici, ainsi que le souvenir terrible de tout ce que j’avais perdu depuis la dernière fois que j’étais venue, me frappèrent au ventre avec force. Et j’étais fatiguée. Si fatiguée. J’essayai de me contrôler, mais ma respiration ressembla à un sanglot lorsque je la relâchai.
Des bras forts s’emparèrent des miens et me guidèrent vers un fauteuil. Je les repoussai. Tout ce que je voulais, c’était être seule ici, et je ne pouvais pas.
— Il faut que je m’allonge, et toi… il faut que tu partes, dis-je sans lever la tête.
Je me relevai et me dirigeai vers la chambre sur la droite où Abby et moi dormions avant. Il me sembla l’entendre répondre quelque chose derrière moi.
— Je ne peux pas.
Ça m’était bien égal que les lits aient des draps ou non. Il fallait que je me couche. En m’effondrant dans un des lits jumeaux que je partageais autrefois avec ma sœur, je réalisai que c’était probablement dans cette pièce qu’il dormait. Les lits étaient ramenés l’un contre l’autre ; le plus proche avait des draps blancs froissés et une couverture bleu marine. La vision était trop tentante, trop attirante, et je me glissai dans ce cocon à l’odeur épicée sans même prendre la peine d’enlever mes bottes. Puis je sombrai dans le néant.
***
LA LUMIÈRE FRAPPAIT mes paupières de façon incessante. Irrégulière. Une ombre, donc. Le soleil, peut-être. Le soleil. Je n’avais pas vu la lumière du soleil depuis si longtemps. Du moins, pas de la façon dont je l’aurais voulu, en tout cas : glissant entre les branches des arbres, tachetant le sol, apportant un espoir de printemps.
Je m’étais réveillée pendant la nuit, quelques heures plus tôt, désorientée, essayant de retrouver de la familiarité dans des draps à l’odeur inconnue, dans une pièce que j’avais du mal à distinguer dans le noir. Puis je m’étais souvenue de ma fuite, de mon épuisant voyage en train, de ma crise de panique et de l’inconnu dans ma maison, et j’avais réussi à me rappeler que je m’étais effondrée dans la chambre. Mais l’épuisement n’avait pas tardé à me reprendre et je m’étais à nouveau endormie, enveloppée par l’odeur masculine des draps.
À présent, même si j’étais réveillée, je gardai les yeux fermés. Mais il faisait jour. Et il y avait une odeur de nourriture. Des toasts, peut-être. Mon estomac était si vide qu’il n’arrivait même pas à grogner, mais je ressentais sa douleur sourde, et je savais qu’il fallait que je mange. Et que je boive. J’avais si soif ! Mais par-dessus, je voulais rester comme ça, et ne plus bouger. Ne pas avoir à chercher qui était Tommy. La théorie du gardien était la plus plausible, et elle expliquait tout à fait pourquoi il me paraissait familier, ainsi que les bouts de souvenirs qui me revenaient en tête. Il avait l’air plus vieux que moi, probablement un peu moins de la trentaine. S’il habitait l’île depuis longtemps, ça expliquait également comment il me connaissait, et pourquoi il se souvenait de moi bien mieux que moi de lui.
J’ouvris les yeux petit à petit. Ici, les murs de bois étaient vierges de peinture ; la lumière du soleil se glissait dessus à travers la fenêtre, où la brise faisait osciller les branches des pins et de l’énorme chêne dans lequel je grimpais étant enfant. Contre le mur, il y avait une commode, à côté d’un très vieux bureau et d’une lampe. Il y avait sur le bureau des tas de papiers désordonnés et la vieille machine à écrire dont je me souvenais. Mais à présent, un câble blanc d’ordinateur portable se faufilait à travers le chaos, sa tête métallique suspendue dans le vide, une touche de modernité presque incongrue dans ce tableau.
Je me redressai, curieuse, et balançai mes jambes par-dessus le bord du lit avant de m’étirer le dos et les bras. Puis je traversai la pièce, le plancher craquant sous mes pas, jusqu’à atteindre le bureau pour jeter un œil aux papiers. On aurait dit une sorte de manuscrit. Baissant les yeux, je réalisai soudain que j’étais en collants ; je ne portais plus mes bottes. Pourtant, je n’avais pas le souvenir de les avoir enlevées.
Des coups secs résonnèrent à la porte. Je me tournai vers elle juste au moment où elle s’ouvrit.
Il était là, grand et imposant, vêtu d’un jean usé et d’un pull sombre. Bien entendu, il ne dit pas "désolé de te déranger" ou même "bonjour" ; c’était probablement trop normal pour lui.
Seuls ses yeux et ses mains étaient visibles, avec sa barbe immense et ses longues manches. Pendant un instant, je songeai qu’il essayait de se cacher. Puis l’idée disparut, remplacée par des questions que je ne lui posai pas, évidemment.
Ses yeux bruns m’observèrent un instant, puis il baissa le regard vers le bureau, avant de le relever vers moi, les sourcils froncés. De toute évidence, il n’appréciait pas que je fouille dans ses affaires.
Je détournai le regard avant de me sentir trop mal à l’aise et je remarquai mes bottes noires posées de façon ordonnée contre le mur, près de la porte. Oh, non. Il n’avait quand même pas fait ça !
Je m’attendais à ce qu’il dise quelque chose. Je croisai les bras, mais pour toute réponse, il serra un peu plus fort la poignée de porte.
— J’aimerais bien que tu ne viennes pas dans ma chambre quand je dors, dis-je finalement, avec la voix rauque de sommeil.
Il plissa les yeux.
— En fait, c’est ma chambre, et tu es réveillée, visiblement.
— Je parle du fait que tu m’aies enlevé mes bottes ! m’exclamai-je, irritée.
Il haussa les épaules et se détourna.
— Je me disais que ce serait moins inconfortable. Je t’attends dans la cuisine.
Eh ben, ça commence bien.
Après avoir localisé mon sac à dos, qui se trouvait près du lit, je fouillai dedans pour en sortir ma brosse à dents, puis je me dirigeai vers la petite salle de bains au bout du couloir. C’était peut-être ridicule, mais je voulais avoir une haleine fraîche avant d’essayer de convaincre quelqu’un de foutre le camp de chez moi.
Je fis un pas sur le carrelage noir et blanc et fermai la porte derrière moi ; l’odeur ici était la même que celle des draps. La douche m’appelait ; l’attraction de l’eau chaude et de la propreté était trop forte. Après tout, la conversation pourrait bien attendre quelques minutes. Je me déshabillai, puis je mis la douche en marche avant d’entrer dans la baignoire à pieds. Je me frottai des pieds à la tête avec un petit savon blanc ; j’avais désespérément envie de lui voler un peu de shampooing, mais je résistai.
Quand vint le moment de me laver les dents, en revanche, je ne parvins pas à résister lorsque je me penchai hors de la douche et que je vis le tube de dentifrice écrasé sur un coin du lavabo. Je le pris dans la douche avec moi et je me brossai les dents pendant plus de cinq minutes – c’était tellement agréable de sentir qu’elles étaient toutes nettes quand je passais ma langue dessus.
Et brusquement, je n’eus plus aucun scrupule à utiliser le reste de ses affaires. J’attrapai le shampooing et je le fis mousser ; j’allai même jusqu’à regarder autour du rideau de douche s’il y avait un rasoir. Il n’y en avait pas, évidemment. Je levai les yeux au ciel en repensant à sa barbe de sauvage. Pourquoi il la gardait, d’abord ? Qui se laissait pousser une barbe pareille, de nos jours ? On n’était pas dans Forrest Gump. Et il n’était pas non plus un vieux pêcheur bourru comme Pete. Il avait l’air trop jeune pour avoir une barbe. Mais qu’est-ce que j’en savais, après tout ? Il avait l’air d’avoir dix ans de plus que moi, et quand on vivait reclus sur une île, peut-être qu’on finissait par se moquer complètement de son apparence. Ou alors, il ne voulait pas que les autres voient son visage.
Ou bien il ne voulait pas voir son propre visage.
Cette réflexion me figea un instant, puis je secouai la tête. L’eau était devenue froide ; je l’arrêtai et j’attrapai une serviette bleue qui me paraissait familière. Il y en avait deux sur le porte-serviettes ; c’était celle qui paraissait la plus sèche. Elle était fine, vieille et rêche, mais le contact sur ma peau était agréable. Je n’avais pas envie de remettre mes vêtements sales, mais je n’avais pas apporté grand-chose, et mon jean de rechange était fourré dans mon sac à dos, dans l’autre pièce. Très malin. Il faudrait que je trouve des vêtements. J’attrapai mes sous-vêtements et je les nettoyai avec du savon dans le lavabo. Pendant un instant, je me demandai où je pourrais les mettre à sécher, puis je décidai de les accrocher au pommeau de douche, qui selon toute probabilité ne serait plus utilisé avant le lendemain. Je viendrais les rechercher dans la soirée.
Après avoir fermement serré la serviette autour de moi, j’ouvris doucement la porte de la salle de bains, mes habits roulés en boule contre ma poitrine en guise de bouclier. Le champ était libre – pas d’étrange gardien en vue. Je me faufilai jusqu’à la porte de la chambre ouverte et poussai un glapissement lorsque je tombai nez à nez avec lui ; il tenait dans ses bras les papiers récupérés sur le bureau.
Tout comme moi, il se figea un instant, puis, évidemment, parce que c’était un homme, ses yeux glissèrent le long de ma serviette ; lorsqu’il réalisa ce qu’il était en train de faire, son regard remonta d’un coup vers mon visage.
Un frisson me parcourut. Les hommes étaient si prévisibles, c’était lassant. Et dire que j’étais là, seule sur une île à moitié déserte, avec un homme étrange dans ma maison. Je m’obligeai à déglutir pour me débarrasser de la boule dans ma gorge avant de prendre la parole d’un ton que j’espérais calme :
— Excuse-moi, mais est-ce que tu pourrais sortir de ma chambre ?
Il fit un pas sur le côté, toujours à l’intérieur de la pièce, sans répondre.
S’il s’attendait à ce que j’entre alors qu’il était encore là, à occuper tout l’espace, il se mettait le doigt dans l’œil. Je reculai d’un pas à la place, et il leva les yeux au ciel avant de passer à côté de moi et de remonter le couloir qui menait à la cuisine. Le tout sans dire un mot, mais sa communication non-verbale était très claire malgré tout. Lui : trop vieux pour ces conneries. Moi : petite gamine stupide.
Je me précipitai à l’intérieur et claquai la porte. Dommage qu’il n’y ait pas de serrure. Après avoir laissé tomber ma pile de vêtements dans un coin, je me dépêchai de sortir mon jean de mon sac, ainsi qu’un tee-shirt blanc. Comme mon soutien-gorge était en train de sécher dans la salle de bains avec mon string, j’enfilai à nouveau mon sweat-shirt à capuche pour masquer les formes de mon corps. Je passai un coup de brosse dans mes cheveux humides, regrettant terriblement qu’il n’y ait pas eu d’après-shampooing dans la salle de bains, et après les avoir essorés le plus possible, je les nouai en queue de cheval.
Puis, pieds nus, je me dirigeai vers la cuisine.